Oh, elle semblait si lointaine l’époque où son jeune frère était sa priorité absolue. Il n’avait d’yeux que pour lui ; son éducation, son bien-être, ses besoins. Il ne s’accordait alors aucun privilège, si ce n’était celui de la fierté d’être grand-frère, de recevoir en retour de ses immenses efforts un sourire de son cadet. Seul son affection comptait.
Avec le temps, il devait bien admettre que ce seul cadeau posé sur la route de son existence était peut-être empoisonné, à un certain degré - excepté qu’il n’oserait jamais étreindre de la colère en son cœur, à l’égard de son frère. Son accident eut le bénéfice, aussi ironique soit-il, de lui faire ouvrir les yeux sur quelques vérités de sa vie.
Ne plus détenir le moindre souvenir de ses trente années de vie avait l’étrange mérite de lui laisser penser ce qu’il désirait - et depuis son éveil à l’hôpital, il n’avait qu’un but en tête, un objectif auquel il s’accrochât tant qu’il en devint une obsession. Peut-être devait-il cela à la morphine, au grand coup qu’il s’était pris sur le crâne, ou à un désir caché ; nul ne saurait l’empêcher de prendre un repos bien mérité.
Son frère - Romeo, était-ce ? - n’avait plus besoin de lui, à présent, pour le chaperonner. Il était capable de prendre soin de lui et d’alléger le travail qu’il donnait à Cyan, lui octroyant une sérénité à laquelle il n’osait plus rêver depuis de longues années. Il ne se savait pas en quête de paix, jusqu’à ce moment où (ce qu’il pense être) un bête accident l’a forcé à reconsidérer ses choix de vie, à les regarder objectivement.

Cyan n’est assurément plus le même qu’avant, à bien des niveaux.

Cela étant dit, certaines choses perdurent malgré son amnésie, telle que sa tolérance envers le passif criminel de son cadet, un fait qu’il n’approuvait pas tant cela mettait en danger son précieux petit-frère, mais il lui a toujours pardonné. Même lorsque ses activités ont manqué de lui coûter la vie. Cyan n’a jamais été très regardant des choix d’autrui, comme si cela ne perturbait jamais son équilibre.
Aujourd’hui plus que jamais, il se fiche de ce qui l’entoure, se sentant séparé de ce monde dans une certaine mesure. Il n’aspire qu’à sa tranquillité et s’il se doit d’utiliser maints subterfuges pour y parvenir, Cyan n’hésitera pas une seule seconde.
Aussi absent semble-t-il être, l’esprit perdu sur une lune lointaine, il est en réalité plutôt attentif à ce qu’il se passe sous son nez – car s’il doit trouver le moyen d’être le plus en paix possible, il doit faire attention avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne marche accidentellement dans la toile d’une vicieuse araignée. Lutter durant un temps indéterminé sans être certain d’y survivre ? Très peu pour lui, Cyan préférera essayer de la contourner.

Pile ou face ?
Pourquoi pas les deux ?

Quel est votre signe astrologique ?
Lion, à la plus grande surprise de tous - dont moi.

Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
Hn... J'y répondrai le jour où ça aura un impact direct sur ma vie.

Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
Pour ça, il faudrait qu'il y ait un dieu.

Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?
J'existe, c'est pour moi une raison suffisante pour penser qu'ils sont tous réels aussi.

Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
Non, si j'ai vécu une autre vie avant celle-ci, je devais sûrement être un enfoiré de première. Comment expliquer autrement ma vie actuelle ?

En suis-je capable ?  
En avais-je un jour été capable ?  

Parfois, Cyan tendait la main dans l’obscurité comme si celle-ci détenait toutes les réponses, qu’il lui suffisait de replier ses doigts contre sa paume pour les y trouver. Seulement, dès qu’il posait les yeux sur le creux de sa paume, il n’y avait rien de plus que d’incompréhensibles cicatrices. Elles lui étaient aussi étrangères que familières, et s’il retraçait leurs contours du bout des doigts, il jurait avoir ressenti cette sensation auparavant. Ces fragments de sa mémoire lui étaient inatteignables, perdus à jamais malgré ses efforts pour les récupérer, pour redevenir celui qu’il avait un jour été.  
N’être plus qu’une pièce d’un puzzle n’aurait dû le troubler d’aucune façon - ce qui avait été le cas lorsqu’il s’était soudain réveillé à l’hôpital, ne ressentant alors rien de plus que le viscéral besoin de se reposer, comme si son existence même méritait une pause longuement attendue. Cyan aurait dû poursuivre ainsi, les yeux fermés, avec le sentiment d’en avoir terminé avec un laborieux devoir.  

Bien sûr, c’était sans compter une aide extérieure qui, sans crier gare, lança une pierre sur le lac paisible de sa nouvelle vie. Remous après remous, Cyan était forcé d’accepter que sa pause s’arrêtât là, même si le sourire que ce garçon extravagant lui offrait ne ramenait aucun souvenir à la surface.  
Curieusement nommé Romeo, il proclamait être son frère, de six ans son cadet.  
La nouvelle lui fit le même effet que la sensation de ses cicatrices sous la pulpe de ses doigts ; aussi étrange que familier. Cette histoire paraissait venir d’une autre vie – une vie qui n’était pas sienne et Cyan ne se sentait pas prêt à assumer ce rôle d’aîné, qu’il l’eut un jour fait ou non.
Il ne se sentait pas prêt à attraper quelque chose, en tendant la main dans l’obscurité.  
C’était toutefois plus fort que lui à force de côtoyer Romeo, éprouvant une certaine affection à son égard qu’il ne comprenait pas. Passer du temps avec lui le rendait curieux et il s’autorisait à lui exprimer ce désir d’en connaître davantage sur leur passé commun – sur ce tableau qu’il fût jadis, lorsque toutes les pièces du puzzle étaient assemblées.  

Lorsque Romeo se tenait près de lui, à évoquer leur relation fraternelle dont il n’avait aucun souvenir, une question bien particulière brûlait les lèvres de Cyan sans qu’il ne trouve le courage de la formuler à voix haute. Il ne se passait pas une seconde sans qu’elle ne le tourmente, sans qu’il ne saisisse le fondement de cette hantise.
À défaut d’avoir eu de vrais parents, Romeo l'avait lui, mais... avait-il été un bon remplaçant ? Avait-il su l’élever pour lui donner ses meilleures chances ? Est-ce que Romeo était fier de pouvoir l’appeler grand-frère ?