Un masque, ou plutôt mille. Harper n’aime plus être définie, elle se confond dans une myriades de façades qui lui facilitent la vie. Un millier de mensonges qui apaisent un cœur blessé, peut-être ; ou bien un millier de mensonges qui colorent une vie morne ; mais aussi un millier de mensonges qui cachent une part sombre et inavouée, qui sait ?
Quand on a une tête aussi remplie que la sienne aussi, il faut bien composer avec les choses même les plus incongrues. Des bribes des ragots autour du café de milieu d’après-midi aux dernières trends d’hivee, ses opinions changent du tout au tout à chaque nouveau stimulus et elle se tient vraiment au courant de tout et n’importe quoi.
Elle n’est pas encombrée par les langues empoisonnées des vipères ou les délicatesses moralisatrices de la vie en société, elle n’a plus rien à prouver à personne, cela fait bien longtemps qu’elle ne compte plus sur l’approbation des autres pour se réinventer en caméléon.
Elle se retrouve finalement dans les dialogues factices qui rythment son quotidien, tout n’est que paraître, surtout dans cette ville. Harper est une artiste éphémère, elle se décernerait presque un oscar pour les centaines de scénarios qu’elle crée chaque jour sans penser au lendemain. Après tout, quelque part dans toutes les palettes de réalités possibles chacun de ses fantasques dessins trouve un moyen d’exister dans sa relation aux autres. Un mensonge n’en est un que s’il est découvert. Elle navigue entre tous ses différents tableaux avec une confiance déconcertante. Bab Rouss disait bien qu’il n’y a pas d’erreur en peinture, juste d’heureux accidents, pourquoi cela ne s’appliquerait-il pas à Harper ? Et puis on dit qu’à force de se mentir, on finit par se convaincre.
Pourtant se convaincre, justement, elle n’y parvient pas. Un seul mensonge aurait pu suffire pour un nouveau départ, mais elle s’est perdue dans les couleurs néons qu’elle jetait sur sa routine monotone jusqu’à l’ensevelir complètement. Elle court Harper, elle s'essouffle presque, toujours occupée à se chercher des destinées extraordinaires, en fuyant tous ses problèmes. Peu importe qu’elles fassent sens, c’est sa thérapie. Toutes ses fausses vérités couvrent d’un voile les erreurs du passé.
Pile ou face ?
"La très petite chance qu'elle tombe sur la tranche."
Quel est votre signe astrologique ?
"..."
(Gémeau évidemment.)
Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
"Plutôt désintéressée, mais toujours prête à gueuler."
Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
"Probablement."
Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?"Non, oui, non, non, oui, oui, non, non oui et non."
Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
"Bien évidemment."
Le temps est maussade mais elle s’apprête vivement devant sa caméra, pour épater l’audience. Elle n’a même pas besoin de réfléchir à ce qu’elle dit, les mots sortent de sa bouche dans un flot intarissable alors qu’elle applique à sa longue chevelure une nouvelle couleur pour le divertissement de ses 300,000 abonnés. Vert irisé cette fois. Elle se dit que ce sera peut-être déjà la dernière de ses vidéos à succès, elle est lasse, elle se lasse de cette fausse réussite et voudrait mettre ses talents au profit d’autres causes que les grandes entreprises de cosmétiques qui la sponsorisent. Récemment, elle a répondu à une annonce pour un petit job de vente à domicile qui lui permettrait de retrouver un contact humain plus fréquent, plutôt que de parler à un mur. Elle en a besoin, du partage, de laisser échapper tous ces scénario qui l’envahissent, elle ne supporte plus cet état qui la ronge.
Alors elle prend les devants, elle prend sa vie en main, finalement, pour ne pas finir accablée, grand-mère avant l’heure. Elle a encore envie de s’amuser, de crier de toutes ses forces, de rire et de pleurer. Elle a, encore et toujours, besoin de s’exprimer, de cracher à la face du destin et de partir dans un nuage de fumée en lui montrant un doigt. Elle s’use peut-être, mais tant pis ! Mieux vaut des aléas qu’un éternel ennui.
Elle finit par se rendre compte, essoufflée, qu’elle a dit tout ça à voix haute, devant sa caméra en direct sur insta. Et puis merde, c’est un moment d’échange, “lâchez un message pour donner votre avis” et quelques uns popent, elle ne les lit pas.
Assise dans une salle d’attente bien trop classe pour le prix de son tailleur loué dans une friperie de Southwest, elle attend sans appréhension. C’est dans la poche et elle le sait déjà, aucun autre candidat au poste ne peut rivaliser avec son cv en béton, rempli de qualifications qui n’existent même pas dans le pays. On appelle enfin son nom “Harper Atwood” et elle se dirige d’un pas décidé vers la salle de réunion pour son entretien.
Une femme d’un certain âge, l’allure tatillon, préside derrière une table basse, confortablement installée dans un fauteuil en cuir. Elle l’invite à s’asseoir sur une chaise sobre et grinçante, puis jette un coup d’oeil à ses documents et lève enfin les yeux vers Harper, l’air mi-impressionnée mi-suspicieuse.
- Alors Mademoiselle Atwood. Parlez moi de vous, vos expériences sont en toute somme impressionnantes, combien sont vraies ?
- Oh ! On se croirait vraiment au tribunal. Vous êtes vraiment une avocate avec du chien, je me sens déjà faite comme un rat. Je dirai cependant pour ma défense, que toutes sont véridiques et certifiées.
La femme la toise un instant, son expression est neutre et impénétrable. Après un long silence, pesant et interminable, elle semble se détendre et montre même l’esquisse d’un sourire.
- C’est que j’en ai vu passer beaucoup aujourd’hui. Vous pensez donc que vous valez mieux que ça?
- Absolument.
Son ton est calme et avenant. Elle y ajoute une petite dose de malice pour profiter du moment et prend même un instant pour passer la main dans ses cheveux, dont la couleur jure fortement avec l’ambiance sérieuse du cadre et les démêlent jusqu’au bout, souriant à son interlocutrice, puisqu’elles semblent avoir le temps.
- Je pense avoir toutes les qualités nécessaires pour prétendre à ce poste.
- Nous verrons cela. Parlez moi de l’Europe, je vois que vous avez été au Pays-Bas ?
- J’y étais pour des études de commerce, mais ce n’était pas vraiment pour moi, alors j’ai abandonné pour faire un petit tour des plus belles villes d’Europe, êtes-vous déjà allée à Prague ? Une merveille.
- J’en conclus que vous parlez une panoplie de langues européennes alors ?
- Du tout, l’anglais a suffit. Juste quelques formules de politesse comme... “mulțumesc”, du polonais pour “passez une bonne journée”.
Elles échangent une montagne de mondanités sans suite où Harper raconte une toute aussi grosse montagne de fantastiques mensonges pas même bien tissés et qu’elle n’a pas prit le temps de vérifier, mais qu’importe. On vient finalement leurs signaler que d’autres candidats attendent leur tour. Pleine d’une humilité nouvelle, Harper se lève et tend une main.
- Ce fut, madame, un plaisir. J’espère avoir de vos nouvelles dans les plus brefs délais.
Et elle s’éclipse sans demander son reste, passe devant ses concurrents le nez bien haut pour leurs signifier leur défaite, mais personne ne prête attention à elle. Une fois dehors, elle s’étire de tout son long et pousse un long soupir, ce qui lui vaut quelques regards en coin. Mais elle n’a que faire de ces gens-là, elle est satisfaite de sa prestation et s’autorise même un barstruck pour fêter ça.
Devant sa calzone quatre fromages, elle joue un jeu dangereux faisant tourner son verre tout près du bord. Et alors qu’il va finalement tomber pour de bon, son camarade de table le rattrape pour le garder près de lui, avec un regard qui semble dire “je paye pas pour la casse”. Alors elle s’attaque à son plat en enfourchant d'énormes bouchées dans sa si petite bouche.
- Alors, un nouveau job ? C’est bien, je suis content pour toi vraiment.
Elle le fixe peu convaincue, mais continue d’avaler tout son chausson pizza avant de lui rétorquer d’un ton qu’elle voudrait détacher mais sortant en fin de compte un peu agressif.
- Pourquoi ? Ça n’a rien à voir avec toi !
- Je m’inquiète c’est tout. Il est sur la défensive mais se ravise en voyant l’air dubitatif d’Harper. Je suis rassuré aussi, de voir que tu reprends le contrôle…
- J’ai toujours eu le contrôle ! Et c’est au tour du jeune homme de s’esclaffer.
- C’est la première fois depuis qu’on se connaît que tu as un poste stable, avoue-le.
Elle se contente de faire non de la tête alors qu’il s’amuse à lister tout ce qu’elle a fait jusqu’à présent comme si c’était là les preuves implacables d’un équilibre précaire. Pour qui se prend-il ? Alors qu’elle a gracieusement accepté son invitation à dîner dans sa grande bonté sachant qu’il n’a aucun ami, il ne fait que lui reprocher son mode de vie ? Oh pas ce soir.
- J’ai à peine plus de l’âge légal, alors ne viens pas me faire la morale, j’ai bien le droit d’essayer tout ce qui me plait. Qu’est-ce que tu voudrais, que je perde mon temps à étudier ou que je sois à la place de notre charmante serveuse de ce soir ? Ne me fais pas rire monsieur Patrie.
Sur ce dernier mot, elle veut lui lancer son verre de vin à la figure pour donner un effet dramatique à la scène, mais il l’en empêche d’une poigne ferme et elle ne peut que faire la grimace en le suppliant doucement de la lâcher. Quand enfin il la laisse retirer sa main elle s’empresse de lui jeter un nouveau regard accusateur.
- Ne fais pas l’enfant, s’il te plait. Tu sais que je ne te juge pas, je veux simplement le mieux pour toi, sincèrement. Tu t’emportes vraiment pour un rien.
Elle n’a rien à rétorquer, elle regarde donc la carte des desserts d’un air dédaigneux. Elle signale à la serveuse qu’elle souhaite un double sundae choco-caramel et insiste qu’elle paiera pour son caprice alors que Miraël propose déjà de régler l’addition.
- Atwood où est le dossier Stadler ?
Harper ne répond pas et continue de faire défiler le blog de Lily sans même lire un article, elle végète sur sa chaise les yeux obnubilés par l’écran.
- Atwood le dossier !
La voix se fait plus impatiente, mais elle l’ignore toujours pour ouvrir sa boîte mail et fouine dans toutes les offres promotionnelles pour se prévoir une petite séance de shopping de fin d’après-midi avant de rentrer dans sa chambre de motel miteuse. Il faut bien habiller un peu l’endroit…
- ATWOOD !
- Sous le dossier Salieri sur l’étagère probablement, j’ai autre chose à faire que de perdre des dossiers quand même.
Son patron pousse un profond soupir mais la laisse vaquer à ses occupations pas plus intéressantes que son boulot visiblement. Elle pose sa joue contre son bureau de verre et laisse un instant la fraîcheur la pénétrer. Elle se décide finalement à remettre une vidéo de taekwondo pour débutants et bouge ses bras tel que démontré.
Il faut que son téléphone sonne pour la sortir de cette mécanique infernale. Le message qu’elle lit fait même apparaître un sourire sur ses lèvres qui n’avaient montrer qu’une moue depuis le matin. Elle répond rapidement et ferme sa vidéo de taekwondo pour un site de location de lunettes qu’elle a l’habitude de fréquenter. Ce soir, Harper dîne avec la haute société, le gratin du gratin de Las Vegas.
Cette petite supercherie qu’elle a montée avec l’héritier des Sinclair a du bon ; elle peut passer une soirée loin de sa chambre qui sent encore un peu le pipi de chat -courtoisie de l’ancien locataire- et s’en mettre plein la panse tout en se faisant des relations. Sans qu’elle ne se l’explique, cette famille l’adore, mais elle se méfie du sang dans lequel coule l’argent. Alors sous les traits de Meredith Merriweather, elle leur invente mille histoires dont les gens riches sont friands. Pas de voyage ou de yacht grand luxe, mais de petite bourgeoise hipster qui ne connaît pas la pauvreté, prend plaisir à jardiner de ses propres mains et passe ses journées à la bibliothèque de l’université ou dans un café bobo pour travailler sur sa thèse en “horticulture et paysages”.
Elle ébouriffe sa tignasse verte, ne sachant sur quelle monture jeter son dévolu. Son complice lui procure peut-être les tenues, même si elles ne sont pas toujours à son goût, mais elle met un point d’honneur à porter une paire de lunettes différentes à chaque rencontre, cela fait partie de son personnage. Les lunettes cependant, c’est hors de prix, elle loue donc une paire vintage pour l’occasion. Elle se décide finalement pour une paire yeux de chat sobre mais Chunel.
Il est assez tôt pour fausser compagnie à son patron, mais avant sa prestation elle prend le temps de l’observer pour prendre en note ses petites habitudes de binoclard. Comme dans un miroir elle répète tous ses petits tics durant quelques minutes et enfin décrétant que tout est paré, elle prend son sac et disparaît avec une excuse inintelligible.
Dans la lumière du matin, elle chasse une araignée à grands coups de balais à travers sa chambre. Elle espère secrètement que le vacarme fera fuir ses nouvelles voisines, qui ont l’air d’un couple de gangsters en cavale. Harper est mitigée entre l’envie de connaître leur histoire, qui doit être tout droit sortie de Venus 2323, et son instinct de survie qui lui crie de se trouver un nouveau motel avant qu’elles ne lui attirent des ennuis. Si elle en avait le courage, elle leurs ferait des cookies pour faire bonne figure, ou récolter assez d’informations pour aller voir la police, mais à la place, elle ne peut que fermer tous les loquets de sa porte et n’ouvrir sous aucun prétexte, même pas au gérant.
Enfin, le balais s’abat sur la pauvre créature à longue pattes qui ne voulait elle aussi qu’un abri contre les intempéries. Pour la forme elle fait une petite prière pour l’envoyer au paradis.
Après cette course poursuite digne d’un Tim et Joris, elle prend le temps de s’habiller et de se coiffer sobrement avant de mettre un pied dehors en regardant bien des deux côtés pour s’assurer que la voie est libre et verrouille bien la porte pour se mettre en route. Elle déambule dans les rues de Southwest, un passant croirait sans but, mais elle sait parfaitement quel raccourci prendre pour arriver à destination.
A la porte du cimetière cependant, elle n’entre pas. Elle le contourne et s’installe à la terrasse d’un café faisant face à un petit square et commande un seul café noir, qu’elle ne boira pas, il est pour son frère, qui ne pourra pas le boire non plus. Dans son sac elle sort une relique des temps anciens, comme elle aime le dire et reste ainsi contemplative en ce jour de triste anniversaire.