(Woho here she comes)
Watch out boy, she’ll chew you up
Woho here she comes
(Woho here she comes)
She’s a maneater
Sur le matelas en désordre, seul un pied s’agite au rythme de la chanson. Au bout de celui-ci gît Anastasia, étalée sur le dos entre le sac de couchage qui lui sert de couverture, des paquets de chips éventrés et les miettes du gâteau à l’odeur suspecte qu’elle écrase lentement entre ses doigts.
Ses pupilles dilatées sont fixées sur un plafond qu’elle ne voit pas.
Elle se met à rêver aux gens qu’elle connaît, à tout ce qu’elle leur a dit, leur dira, aurait pu leur dire en commençant par ses parents, à qui elle n’a pas parlé depuis des mois, et qui se font un sang d’encre à son sujet, s’imaginant qu’elle ne va pas bien. Si seulement ils savaient. D’ailleurs, non, ils ne sauront pas : comme toujours, elle préfère couper les ponts. Elle se convainc que c’est par peur de contaminer les autres avec sa tristesse, mais c’est surtout par réflexe, elle a toujours fait ça. Ses amis du collège, du lycée, tous sont passés à la trappe à chaque fois qu’elle est partie, et les quelques-uns de la fac qui s’accrochent encore ne devraient pas tarder à lâcher prise.
Cela fait déjà deux ans qu’elle est arrivée à Las Vegas, pour un programme d’échange scolaire quelconque. Aucune école ne lui plaisait vraiment, alors elle a choisi un peu au hasard. Elle s’était dite qu’en partant aux US et avec un peu de chance elle arriverait à gérer et à passer à autre chose, à oublier. Un nouveau départ, une nouvelle vie, comme on dit. Tu parles. Elle avait surtout perdu les dernières contraintes qui l’obligeaient à avancer et à ne pas rester toute la journée coincée entre son lit et son ordinateur dans un appartement minuscule et poussiéreux. C’est à peine si elle va encore en cours, maintenant. Elle se dit qu’elle aurait déjà très bien pu mourir d’inactivité depuis longtemps, là, perdue dans ses rêves dans cette exacte même position, si elle n’avait pas pour elle ses petites virées nocturnes…
La vibration du portable la réveille en sursaut. Minuit trente. Charles est énervé, comme d’habitude. Elle a déjà une demi-heure de retard, et ils l’attendent près du désert. En allumant son ordinateur, elle se dit qu’elle aimerait bien savoir comment ils s’arrangent pour trouver des recoins toujours plus paumés pour organiser leurs courses. Peu importe, ils l’attendront, ils mettent à chaque fois un temps fou à tout préparer et, de toutes façons, la plupart des gens sont là pour voir la frenchie au volant, ils ne pourront pas décemment commencer sans elle.
La carte s’affiche enfin à l’écran. Le rendez-vous est à vingt-cinq minutes d’ici.
Elle y sera en dix.
Pile ou face ?
"Face à la route."
Quel est votre signe astrologique ?
"On m'a dit Capricorne, j'uis pas allé vérifier."
Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
"Oh, vous savez, la politique américaine, j'y comprends que dalle. T'façons c'est tout à droite non ?"
Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
"J'en sais rien... Ça change rien au résultat, non ?"
Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?"Y'a pas mal de types qu'en parlent quand ils en ont trop pris, mais perso ? Pas vraiment. En tout cas j'ai jamais rien vu."
Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
"Ça non plus j'en sais rien, mais je plains ma prochaine vie. J'lui fait pas de cadeau."
Le 2 janvier 2000, peu après minuit, Myriam Delobelle, Institutrice en école primaire, accoucha au service maternité du Centre Aliénor d’Aquitaine de Bordeaux d’une magnifique jeune fille qu’elle nomma, avec son mari Antoine Delobelle, professeur en lettres et histoire antique, Anastasia.
La naissance avait été éprouvante et difficile pour ce qui serait le premier et dernier enfant de la jeune femme. Le bébé avait mis plusieurs heures à venir au monde, comme s’il avait résisté, retardé l’inévitable, avant de se laisser aller quelques minutes seulement après la fin du premier jour de l’an. Ils se surprirent à dire plus tard que c’était dommage que leur fille n’ait pas exactement l’âge de ce troisième millénaire, comme s’ils étaient passés à côté de quelque chose, que le destin, peut-être, n’avait pas daigné bon de leur accorder.
Anastasia eut tout ce dont on puisse avoir besoin pour grandir heureux. Ses parents prenaient soin d’elle et lui procurèrent une éducation plus qu’exemplaire. Ils tenaient à ce qu’elle puisse voir un maximum des portes de la vie s’ouvrir devant elle, qu’elle soit toujours libre de choisir ce qui lui plairait le plus, et la rendrait la plus heureuse possible. Elle apprit ainsi très vite à lire et à écrire, et montra un talent certain en calcul et en sciences qui se confirma quand elle entra au collège. Elle devint le réceptacle de tous les espoirs et fiertés de ses parents. Son père lui enseigna le Go et des rudiments de boxe. Sa mère lui fit aimer la musique et découvrir le karting. Ils étaient prêts à lui offrir le monde, pour peu qu’elle le demande.
Mais elle ne le demanda pas. Elle eut tout pour être heureuse, et pourtant, elle ne le fut jamais vraiment. Sans trop savoir pourquoi, elle s’ennuyait fermement. Pour elle, tout cela était plus ou moins naturel. Jamais elle ne prit plaisir à voir son ego flatté: là où les autres voyaient du talent ou du mérite, elle ne voyait que le reflet de la médiocrité moyenne de la masse à laquelle on la comparaît. Elle n’était pas douée, elle se débrouillait, tout simplement, sans trop fournir d’efforts, et surtout, elle avait de la chance. De la chance d’avoir appris tôt ce qui s’apprend mal tard. De la chance d’avoir dans sa tête les bonnes réponses aux bons moments. De la chance d’avoir des notes juste assez bonnes pour se faire proposer ce cursus en Amérique à la suite de sa première année à la fac de Maths.
Là-bas, elle se sentit plus libre, comme isolée de tout ce qui jusque là avait été son monde. Elle se fit un petit groupe d’amis qui lui permirent de tuer le temps et lui présentèrent l’art des parties à l’Américaine dont les nombreuses gueules de bois des lendemains furent rapidement pour elle une source intarissable de prétextes absentéistes et dont l’alcool devint son évasion temporaire. Cela dura quatre mois, jusqu’à celle qui changerait sa vie.
Au soir du premier jour de 2019, alors que la troisième soirée d’affilée s’épuisait et que la jeune femme n’était plus que tipsy, un ami qui n’en pouvait plus tenta de rentrer chez lui en voiture, bien qu’il en fut très clairement incapable. Anastasia tenta de l’en empêcher, mais ne sut le raisonner par delà son ivresse. Elle obtint tout juste le droit de conduire à sa place, convaincue que son état moins avancé ne serait pas un obstacle à sa conduite… tout comme le fait qu’elle n’ait jamais été au volant auparavant. Après tout, presque tout le monde y arrivait sans souci, ça ne devait pas être trop compliqué. Et puis, elle connaissait déjà la théorie.
La pratique ne se fit pas attendre. Son passager consciencieusement sanglé à sa droite, elle alluma le moteur. Pour la première fois depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, elle se sentit bien, là, bercée par les vibrations de la carcasse métallique. L’heure entre ses mains qui caressaient le volant tranchait sur le noir du tableau de bord. Minuit treize. Elle se souhaita bon anniversaire, et entreprit de s’offrir son plus beau cadeau en enfonçant doucement son pied sur la pédale de l’accélérateur…
Elle ne souvint jamais exactement comment elle avait rencontré Charles. Il était apparu dans sa vie dans le courant de l’hiver, et elle ne connaissait rien de lui si ce n’est son numéro et son prénom. Et encore, si c’était vraiment le sien. Lui, par contre, semblait en avoir vite deviné beaucoup sur elle. Il avait notamment repéré ses talents de conductrice hors pair, et surtout son style si particulier : lorsqu’elle courait, son véhicule devenait comme fou, presque suicidaire, à prendre chaque ligne droite à vitesse maximale, à accélérer dans chaque virage, à frôler les fossés au millimètre près… et à toujours revenir droit sur la piste, comme par miracle. Alors, la nuit, il lui organisait des évènements clandestins, des courses contre des champions locaux, principalement, dont ils récupéraient une petite portion des paris qui y circulaient.
Mais rapidement, il lui donna de temps en temps d’autres types de rendez-vous, moins accaparants, mais bien plus lucratifs. Il lui indiquait par message un lieu et une heure, et quand elle s’y rendait, quelqu’un de toujours différent l’attendait. Elle n’avait plus qu’à rouler à travers la ville avec son ou ses passagers, et à le ramener à bon port dans le temps imparti. Son seul obstacle, c’était la police qui semblait bien plus s’intéresser au contenu de sa banquette arrière qu’elle, mais elle avait très rapidement apprit à les semer et à les reléguer au rang de challenge grisant. Anastasia se fichait de qui elle transportait, elle y prenait plaisir. Sans permis, elle ne pouvait conduire de jour alors, dès minuit passé, au moindre prétexte, elle s’installait derrière le volant et se laissait écraser contre le siège par l’accélération.
Elle connut bientôt les rues de Las Vegas comme sa poche. Elle y était imbattable, invincible, elle en était la reine. Une ombre filant entre les lampadaires et les néons des casinos.