Les yeux rivés sur sa toile, le pinceau levé, Faust observait les nuances des couleurs qu'il avait transposées sur le tableau. La peau devrait être plus pâle. Il prit une touche de blanc, et le mélangea doucement avec le beige sur sa palette. Sourire satisfait. Parfait. Minutieux, il approcha avec la plus grande précaution les poils imbibés de peinture de son outil à la surface déjà colorée, et lâcha une tache. Et une deuxième, puis une troisième. S'éloignant à nouveau pour observer le résultat, il hocha seul de la tête.
« C'est terminé ?
— Non, pas encore. »
La jeune femme soupira. Patient, le garçon était capable de passer des heures sur une seule toile. Il en oubliait même de manger, et ses proches devaient le lui rappeler régulièrement. C'était lorsqu'il sortait de sa bulle que son corps reprenait vie, et à ce moment-là qu'il se rappelait que son corps avait des besoins, aussi. Mais il préférait se dévouer entièrement à son tableau plutôt que de prendre des pauses. Artiste créatif, son cerveau allait à toute vitesse quand il s'agissait de l'art. En ce qui concernait les autres domaines, par contre... Il était lent à la détente. Très, lent.
« Faust ! »
Il se réveilla. Étonné, il regarda son modèle.
« Je peux aller faire un tour aux toilettes ?
— Ah. Euh. Oui, avec plaisir.
— « Avec plaisir », t'es un pervers ou quoi ? »
Faust se contenta de rire. La demoiselle quitta la pièce d'un pas pressé, mais délicat. Le blond n'avait pas pu s'empêcher de le relever. Jeune femme douce et jolie, il avait jeté son dévolu sur elle pour faire une toile, aujourd'hui. Dommage qu'elle n'était pas très patiente. Les modèles qui travaillaient pour lui devaient avoir, en première qualité, la patience. Se permettant enfin une pause, il se leva de son tabouret, et constata rapidement qu'il avait mal aux fesses. Il grimaça. Idiot sur les bords, il ne comprenait pas grand chose à ce qui l'entourait, et, à vrai dire, ce n'était pas comme si ça l'intéressait énormément. Indifférent, le malheur des autres ne l'atteignait pas. Il avait appris à ne plus rien en avoir à faire. Et il se laissait aller, comme ça, emporter par le courant de la vie. Au lieu de vouloir nager pour s'en sortir, lui, il préférait faire l'étoile de mer, et regarder le ciel. C'était ce qu'il fit. Le ciel était bleu, aujourd'hui. Il faisait beau. S'il avait le temps, peut-être sortira t-il pour faire quelques croquis.
« Mec ! »
Le garçon ne prit même pas la peine de se retourner. Il avait la flemme : détaché des gens, de son environnement, de la vie, il restait constamment dans son monde. Il était distrait, et l'était toujours.
« Wow, tu peux observer une bonasse comme elle pendant des heures... Petit chanceux, hein.
— Je sais... Elle est vraiment belle.
— Et tu l'avoues, en plus. »
Se tournant enfin vers son ami, il lui glissa un petit sourire plein de désinvolture : cela le fit rire. Faust, malgré ses airs d'indifférence, restait quelqu'un d'amical avec qui les gens aimaient bien traîner. Peut-être parce qu'on le pensait mystérieux, cool ou intéressant, ils étaient irrémédiablement attirés par le blond. Ça ne dérangeait pas le garçon, mais ils devraient, en réalité, s'éloigner de lui. Enfin, ne disait-on pas que les gens étaient attirés par ce qui leur faisait du mal ?
« Bref, je voulais juste te dire bonjour ! Passe le bonjour aussi à la fille que tu peins.
— Ouais, enfin, elle te connaît pas...
— Et alors ! Si t'as son num, donne-le moi.
— Pff, d'accord. »
Sur un rire accordé, les deux amis se regardèrent, puis l'invité se tourna vers la porte. Arriva alors une scène qu'on ne penserait jamais voir arriver : se prenant les pieds dans l'air, il tomba à plat ventre au sol. Faust papillonna des yeux, lent, ne comprenant pas immédiatement ce qu'il s'était passé. Puis il se mit à rire.
« Mais qu'est-ce que tu fais...
— Ouh là, j'en sais rien ! Je comprends pas pourquoi j'suis tombé...
— Au moins tu t'es pas fait mal.
— Ouais, c'est déjà ça... »
L'ami se releva sous le sourire de Faust. Naturellement optimiste, il regardait toujours le verre à moitié plein. Cependant, il ne se rendait même pas compte que c'était de sa faute si le verre était à moitié vide. Son ami quittant la pièce, le blond revint sur son tabouret. La jeune femme revint à ce moment-là, et, avec un sourire, il replongea dans son monde.
Pile ou face ?
« Face, je préfère faire face à un visage qu'à un chiffre. »
Quel est votre signe astrologique ?
« Poissons... Ça explique pourquoi je sais nager. »
Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
« Les deux à la fois. »
Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
« Je sais pas, peut-être... »
Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?« Je sais pas, j'ai pas trop d'avis sur la question... Mais ça donne envie. »
Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
« Non ? Enfin, je sais pas. Je m'en fiche un peu, ce qui importe, c'est qui je suis aujourd'hui, pas qui j'ai été. »
— Oh non... T'inquiète pas, je suis sûr que ton hamster, eh bah il est super heureux maintenant ! Paradis des hamsters, ça doit être trop bien ! Graines de tournesol à volonté et tout ! Pleure pas, j'suis sûr que ton hamster il est heureux là où il est. Ok ? »
Mallory. Nom signifiant la malchance. Personne n'était vraiment au courant, dans la famille. Ils s'appelaient Mallory, et puis, c'était tout. C'était juste un nom de famille. Le père ne se pensait pas particulièrement malchanceux, en plus. Majordome dans une famille riche, il gagnait suffisamment pour que sa femme n'ait même pas à travailler. Abritant un bébé, leur premier enfant, elle avait bien besoin de repos. Alors qu'elle caressait son ventre, elle se répétait en boucle son prénom, le sourire aux lèvres. Faust. Prénom signifiant chanceux, elle avait voulu un prénom rare, un peu plus original. Comme ça, dès qu'on prononcera Faust, on saura de qui il s'agissait. Le mari avait approuvé l'idée, et ainsi, il se nommera Faust Mallory. Chance et malchance auraient dû donner un bébé neutre, non ? Mais ce n'était pas tout à fait le cas.
A peine quelques minutes après la naissance de Faust, la mère décéda d'une crise cardiaque survenue de nulle part. Encore aujourd'hui, le mari ne comprenait toujours pas comme ça avait pu arriver. A côté de ça, le bébé pleurait, criait. Pour la première fois de sa vie, il avait été malchanceux... Essuyant ses larmes, le père se promit de prendre le plus soin possible de son enfant. Seul trésor qu'il lui restait de sa femme, il devait le conserver du mieux qu'il le pouvait. Mais ce bébé était une malédiction.
— Non... Oh Nicky, j'suis désolé... Maintenant il doit être heureux, non ? Il doit être en paix... Tu m'avais dit qu'il était malade, maintenant il est enfin bien... Je suis sûr qu'il vous surveille encore de loin, et qu'il t'envoie plein d'amour ! Gros câlin pour toi. »
La première rencontre entre lui et les Liu, il ne s'en souvenait plus. Probablement quelques heures après sa naissance. Son père servait la famille Liu depuis sa majorité. De père en fils, ils étaient leurs majordomes. Faust avait toujours trouvé ça vraiment cool. En grandissant, il se promettait d'être le meilleur majordome qu'il existait. Vivant alors dans un confort extrême, le garçon n'avait jamais vraiment eu de problème. Il vivait avec Winter et Summer, ainsi que leur mère. Parfois, son papa s'absentait pour aller en voyage d'affaires en Chine, car la famille Liu était aussi en Chine. Affaires de quoi, ça n'avait jamais été très clair pour Faust. Mais, au fil du temps, c'était quelque chose d'acquis. Lui, il aimait juste son quotidien paisible, avec Winter et Summer.
— Quoi ? … Oh non, je suis désolé pour toi ! Mes condoléances... Enfin, ton arrière grand-père il a bien vécu au moins ! Il a vécu vieux, il a mené une belle vie. Regarde, il a pu te voir naître, c'est pas trop cool ça ? Y'a pas tout le monde qui peut être arrière grand-père ! … Hic, désolé, je voulais pas pleurer pour pas que tu pleures, mais je pleure... J'suis désolé pour toi. »
Il fallait toujours voir le verre à moitié plein, plutôt qu'à moitié vide. Plein d'admiration pour son père, Faust suivait toujours ses consignes à la perfection. Comme il n'avait plus de mère, il se fiait énormément à son père. Les gens étaient toujours un peu tristes de savoir qu'il n'avait plus de mère, mais lui, ça ne lui faisait pas grand chose. Il n'était pas particulièrement touché, il ne l'avait jamais connue. Bien qu'il aurait bien aimé la connaître, c'était vrai... Mais bon, ce n'était pas grave. Comme son père le disait, il fallait profiter du présent, ne pas regarder que le passé. Il fallait voir le bon côté des choses, jamais le mauvais. C'était ainsi, avec tous ces enseignements, que le champ de vision de Faust devint de plus en plus restreint. Au final, il ne voyait plus que la lumière. Mais si seulement il ouvrait un peu plus les yeux, il verrait que, la belle lumière qu'il voyait, c'était juste la lumière qu'il s'imaginait. Et la réalité était noire. Noire à cause de lui.
— Ah bon ? Oh merde... Tu vas bien ? Enfin, je suis bête, tu vas forcément pas bien, haha... Tu... Tu veux un câlin peut-être ? Ça doit t'aider... Mes condoléances. »
Il voyait des accidents. Tout le temps. Les femmes de ménage tombaient toutes seules dans les couloirs. Les vélos qu'il croisait finissaient par percuter un obstacle. L'ami qu'il avait aidé pour ses devoirs s'était reçu un F, alors qu'il avait tout bien appris. Dès qu'il rentrait chez lui, la pluie s'abattait sur le quartier, même s'il y avait un grand soleil avant. L'oiseau qu'il avait observé pendant longtemps se fit tuer par une roue de voiture. La fille à qui il avait souri vécut son premier deuil avec celui de sa mère. Sans cesse, la malchance poursuivait tous les gens dont il croisait le chemin. Cependant, Faust ne comprenait pas ça comme une personne normale l'aurait compris. C'était normal, si de mauvaises choses arrivaient. C'était le cours de la vie. On ne pouvait rien y faire. Juste... l'accepter.
— Ah merde... Mes condoléances... Euh... Tu veux que je te paie une glace ? »
A force de voir de la malchance, Faust s'y était accoutumé. C'était habituel. Les choses qui faisaient normalement pleurer les gens ne le faisaient plus pleurer. Il y était habitué. Devenant insensible, il ne faisait plus qu'une moue triste quand les gens lui apprenaient le deuil d'un proche. C'était normal. Il vivait ça tous les jours... Et puis, il y avait toujours pire. Au moins, là, il n'y avait qu'une seule personne qui mourrait ! Quand il avait fait cette remarque, on l'avait insulté d'insensible. Comme d'habitude, il n'avait pas compris. Pourquoi les gens pensaient que la mort n'était pas normale ? Tout le monde mourrait. Tout le monde était malchanceux. Mais on n'était pas constamment malchanceux. Il n'avait juste pas remarqué que tout le monde autour de lui l'était, sauf lui.
— Ah, ta copine ?
— Oui, putain... C'était l'amour de ma vie...
— Ah... Mes condoléances.
— …
— …
— C'est tout ce que t'as à dire ? »
Devant son tableau, visage impassible, il peignait sans relâche. C'était le visage qu'on adorait détester. L'un de ses amis d'enfance l'avait même défiguré. Parce qu'il n'avait pas particulièrement réagi quand il lui avait appris la mort de sa petite-amie. Le blond ne voyait toujours pas le problème, même après être allé à l'hôpital. C'était normal. Tout le monde finissait par mourir, un jour... Et il fallait profiter de l'instant présent. Pourtant, malgré son indifférence, certains l'aimaient quand même. Probablement parce qu'ils se disaient qu'ils étaient l'élu. Que Faust ressentira quelque chose pour eux. Alors, oui, Faust ressentira bien quelque chose pour eux. Mais ça ne voudra pas pour autant dire qu'il sera triste en apprenant que quelque chose de malheureux leur était arrivé. Il sera juste... impassible.
— J'ai appris hier soir, oui.
— … Je suis tellement triste...
— Écoute, c'est la vie...
— Mec t'es sérieux ? Tu la connais depuis la primaire, t'es pas triste ?
— Bah... Ça arrive à tout le monde, de mourir...
— Fau, merde... »
Désormais aspirant majordome pour la petite famille Liu, c'est-à-dire, Winter, Summer et leur mère, il était aussi étudiant en art, car il était passionné par la peinture et le dessin depuis sa tendre enfance. Il y avait de la beauté dans ces œuvres qu'il ne trouvait nulle part ailleurs. Il adorait ça. Vivant sur son petit nuage, il appréciait tranquillement son quotidien. Mais, en réalité, il y avait un lourd secret derrière son père qu'il ignorait. Le monde de la mafia lui semblait si loin, et pourtant, depuis sa naissance, son père y était associé... La famille Liu entière y était associée. S'il découvrait que toute sa vie, on lui avait menti, revêtira t-il encore son visage impassible ? Ou allait-il enfin être chamboulé, après toutes ces années d'insensible ? Il n'y avait que le futur qui nous le dira, et, pour l'instant, Faust ne voyait pas plus loin que le bout de son nez.
« Dis-moi Alfred...
— Oui ?
— Pourquoi est-ce que tu as choisi le prénom « Faust » pour ton fils ?
— Oh, ça... Ma femme voulait un prénom avec une belle signification, et original. On a donc décidé de prendre Faust, qui veut dire la chance.
— Mais...
— Quoi ?
— Tu sais que Faust, c'est l'homme qui a vendu son âme au Diable ? »