Baba finit de monter son escalier. La main sur son trousseau de clefs dans sa poche, elle ouvre avec rapidité la porte de son appartement. Elle ôte ses baskets et se jette en quelques pas sur son lit. Elle a vaguement mal au dos et aux pieds à force de rester debout à piétiner toute la journée. Si le temps est maussade peut-être prendra-t-elle le temps de maudire sa pauvre vie.
Mais elle ne tarde pas à se lever. Elle s’assoit à sa table, une petite table en formica vert et se fait un café, avec des gestes parfaitement répétés. Sa to-do-list est accrochée à son frigo. Elle a toujours beaucoup de choses à faire, une foule de gens à voir où à appeler.
Si elle doit s’appliquer elle fera toujours de son mieux, l’esprit le plus alerte possible.
Si elle fait quelque chose de machinal, elle pourra penser. Le reste du temps elle est trop alerte. Dans les transports en commun, quand elle marche dans la rue, elle est à l'affût d’une rencontre.
Mais si, dans un endroit familier, elle fait quelque chose de machinal, son esprit divague.
Baba pense à Malka, toujours, même si elle essaye d’éloigner la tristesse. Elle pourrait jurer la sentir encore lovée contre sa poitrine. Parfois, du coin de l’oeil elle croit apercevoir quelque chose dans son dos. Elle s’étonne souvent que Helen ne soit pas dans son champ de vision. Elle s’étonne aussi de ne pas entendre les rires et les chamailleries d’une fratrie.
Si ça arrive, elle a pris ses dispositions. Biberons et habits de grossesses sont rangés dans un carton. Un lit superposé est déjà monté, si jamais elle rencontre ses enfants alors qu'ils sont déjà grands.
Le soir, elle pleure parfois. Elle pense à sa mère. Helen lui a envoyé un screenshot où son numéro est visible, comme par accident. Mais Helen l’a sans doute fait exprès. Elle sait calculer ce genre de choses. Elle sait ce qui est bon pour elle.
Mais pouvoir atteindre sa mère ne fait qu’inquiéter Baba. Elle n’est plus la même. Malka est morte et elle est seule. Pourtant elle veut élever ses enfants comme ils le méritent, et ils auront besoin de la sagesse de leur grand mère. Elle aimerait aussi avoir quelqu’un pour l’aider. Elle se demande parfois si Helen est la bonne personne, puis s’en veut de s’être poser cette question. C’est évident non ?
En effet, Helen l’obsède. Tantôt elle l’appelle tous les jours, tantôt elle l’ignore de longs mois. Elle ne sait pas comment réagir, alors elle se plie à son rythme et apaise ses sautes d’humeurs.
Quand elle ne peut pas dormir, elle regarde la ville. Ils sont là. Les géniteurs emmurés dans leurs appartements. Ceux qui vont l’aider. Ceux qu’elle va trouver.
Pile ou face ?
Pile
Quel est votre signe astrologique ?
Vierge
Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
Démocrate ! Mais vous auriez plutôt du faire choisir entre la peste et le choléra...
Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
Peut être, mais il a des jeux cruels.
Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?Helen m'en a quelque fois parlé. Certains sont possibles, comme les pouvoirs parapsychiques, d'autres relèvent du folklore.
Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
Non
J’avais la hanche fière, le regard amical et les lèvres souriantes. Je savais écouter, je savais parler. Tout le monde aimait Baba. Au coeur de la ville, je me frayais un chemin brillant. J’étais une citadine, comme ma mère. Je me faisais payer des boissons hors de prix dans des cafés ensoleillés. Et je faisais la la fête aussi. Beaucoup de fêtes, dans cette ville immense.
Une fois, je me suis battu. Pour protéger une amie. J’avais pris un buvard dans les toilettes du bar. Le gérant a prévenu la police qui m’a embarquée. J’ai vu le numéro de Helen, et l’ai donné à la place de celui de ma mère. Helen m’a répondue. Elle est passée me chercher.
Helen a ouvert la porte et attendu que j’entre. Son appartement était classe et propre, la porte a fait un cliquetis net. Les phalanges crispées, elle m’a tiré les cheveux, les cheveux fins de l'arrière de la tête vers le haut, jusqu’à ce que j’en ai les larmes aux yeux. Elle me toisait.
Puis elle m’a sourit. Puis elle a tourné les talons, et elle est montée dans une autre pièce, sur une mezzanine.
Elle m’a laissée seule. J’ai dormi perchée sur une chaise, appuyée sur la table de la cuisine.
Elle m’a apporté une petit déjeuné le matin. Des scones, de la crème et du thé noir. Elle m’a enlevé mon téléphone des mains, qui vibrait sans cesse des appels furieux de ma mère. Il était encore tôt.
“Je te raccompagnes au lycée, on y va dans un quart d’heure.” Elle est passée derrière moi pour se préparer.
J’ai passé une horrible journée, avec mes courbatures, mes vêtements sales et froissés et mon oeil au beurre noir. L’infirmier n’étais pas là.
Je suis passée de fêtes en fêtes pendant deux jours. C’était encore Helen qui avait mon portable, mais je lui laissais avec joie. J’ai dansé dansé dansé en évitant les gens que je connaissais trop.
Je ne savais pas trop quoi faire. Je n’avais rien, sauf mes clefs, mais je ne savais que dire à ma mère. C’est finalement elle qui a agit. Je l’ai vue dans le hall du lycée, vibrante de rage. J’ai essayé de faire comme si je ne l’avais pas vue, mais elle s’est avancée vers moi. Ses yeux brillaient.
Je suis rentrée à la maison cette fois ci, mais pas systématiquement les fois suivantes.
Helen était surveillante pendant ma première année de lycée. J’ai dû l'amuser, avec mes bêtises, parce qu’on a fini par sympathiser, surtout l’année suivante. Elle n'était plus surveillante, elle avait eu une bonne place dans une quelconque compagnie. Elle n’en parlait pas trop. Elle me disait que j’étais comme le miel de sa vie, alors je n’ai jamais insisté.
Elle a souvent écrit à ma mère à ma place, elle m’a souvent hébergée quand je ne pouvais plus supporter nos disputes. Elle m’a hébergée quand le contrecoup des soirées, quand les gueules de bois et les remontés d’acides s’ajoutaient.
Helen m’a souvent parlée du destin. L’éclat dans l’oeil, elle effleurait mes cheveux et me parlait de toutes ces choses.
“Tu peux le sentir, Baba,” me pressait elle. “Un jour, tu donneras naissance à quelque chose de superbe. Je le sais je le sais je le sais, je le sais parce que je le sais, Baba,” chantonnait elle.
Ce qui était vrai c’est que je sentais quelque chose. C’est devenu un nouveau sujet de désaccord avec ma mère. Ce qu’elle appelait de l’impulsivité, je l’appelais de l'intuition. Une présence magique.
Je me laissais attirer là où je pensais devoir aller, je me jetais dans les bras de ces personnes particulières.
Ethan était une de ces personnes. Jeune, riche, malhonnête mais charmant. Il m’a regardée et il m’a acceptée.
Helen était en voyage. Je n’ai pas pu lui demander si c’était lui, mais ca devait être lui non ? Ethan était vraiment très grand. Il me surplombait de plusieurs têtes. Il avait de fines cicatrices. La plus effrayante était blanchâtre, épaisse, en relief sur son flanc. J’avais un peu peur de lui, mais je sentais que c’était mon destin.
J’ai vécu dans son appartement quelque mois, sans entendre un mot ni de ma mère, que j’avais pris soin de prévenir, ni de Helen. Son dernier message brillait sur mon téléphone “Bonne chance ! Bisous ^3^”
J’ai pris l’habitude de le regarder, parfois le soir. J’étais sereine avec Ethan. Je me sentais à ma place. Si je me retournais, il faisait la moue. Si j’attendais un peu, il venait quémander une caresse, sans faillir.
Les richesses coulaient à flots, la fête, les drogues, les places dans des clubs réservés au gratin de la ville. Tous mes sens étaient en alerte. Là, mon destin.
Il a fini par me tromper. Je le savais, bien sûr. Je ne m’en souciais pas. Peut être avait-il l'intention de me garder quand même, j’étais utile après tout.
Mais il n’est pas venu à l'hôpital. Ma mère est passée, mais j’ai fait semblant de dormir. C’est la dernière fois de ma vie que je l’ai vue, là, encore confuse, entre mes cils. Elle a pleuré, mais mon coeur est resté sec. Heureusement, Helen était là. Elle a attendu qu’on enlève les perfusions. Je me suis accroché à ses épaules et elle m’a embrassée sur la nuque.
Cette nuit était très importante. Helen m’avait parlé de ces moments pivots.
Une infirmière me l’avait annoncé. J’avais fait une petite overdose. J’étais enceinte.
Ce n’était pas la première fois bien sûr. Mais cette fois ci j’étais à l'hôpital. C’est Ethan qui avait appelé. Plus simple que me renvoyer lui même. Sa lâcheté m’a agacée. Moi je n‘allais pas être lâche. Si la pilule n'avait pas fonctionné, moi je remplirai mon rôle.
Je ne m’en serai sans doute pas sorti aussi bien sans Helen, ceci dit. Elle a été mon plus grand soutien. Elle m’a trouvé un médecin, un homme affable que j’ai détesté. Elle m’a aidé à trouver un travail, pendant quelques mois.
La décision a été facile à prendre. Je savais où avorter, j’avais déjà accompagné une amie, mais il n’en était pas question. Je n’avais pas de nouvelles de ma mère. Helen me le demandait. Ethan avait pâli, et je lui avais ri au nez. Je sentais que c’était ça que je devais faire, surtout.
Malka est née un jour d’hiver. Helen a appelé ma mère pendant que je criais. Ma fille, ma petite fille a dû subir une brève opération, quelque chose à voir avec une faiblesse du coeur. Inquiétant mais sans gravité. J’ai pleuré. Malka était à mes côtés à mon réveil.
J’ai passé de belles années, avec la satisfaction d’avoir repris ma vie en main. Helen n’étais jamais loin pour me soutenir. Malka l’a appelée Lélé. J’ai toujours essayé d’avoir quelques relations, mais ça n’a pas fonctionné. Helen n’aimait pas que je ramène des gens dans notre appartement. Elle s’est fâché une fois, à ce propos, et j’ai cessé d’essayer. J’avais passé une nuit inquiète avec un collègue, alors qu’elle était en déplacement. Je n’aurai pas dû faire ça dans son dos, mais j’en avais senti le besoin impérieux.
Mes amis m'avaient un peu tourné le dos, et je les avais perdu de vu. C’est comme si j’avais doublé en âge, et en clairvoyance en un an. Je ne me sentais juste plus proche d’eux. Tout le monde m’a progressivement oubliée.
Je me suis consacrée à Malka. A lui construire une vie magnifique. Je me suis rappelé des gestes que ma mère avait pour moi. J’avais changé de portable, mais Helen avait toujours son numéro. Je pensais parfois à l’appeler. Mais nous étions loin maintenant. Je ne voulais pas encourir sa colère pour la plus belle choses que j’avais jamais fait, pour ma meilleure décision, Malka. Malka. Un nom royal, pour une petite reine.
Malka pouvait compter sur la tendresse de Helen. Elle la fascinait. Elle s’en occupait souvent, car j’avais repris mon travail de serveuse. Mes horaires ne permettaient pas vraiment à la petite d’apprendre à faire ses nuits, alors c’était souvent Helen qui la couchait.
Quand Malka en a eu l’âge, elle est allée à l’école. Un jour, elle a attrapé la rougeole. J’ai sangloté à gros sanglot j’ai pleuré j’ai tempêté. Je l’ai veillée. On m’a expliqué que ca n’aurait pas dû arriver, qu’un des enfants avait dû la contaminer. On ne pouvait rien faire.
Je ne pouvais rien faire. J’ai parcouru les rues et l'hôpital éperdue. Helen est venue voir Malka.
Après la mort de Malka, Helen ne m’adressait presque jamais la parole.
“Je ne peux plus supporter de voir ton visage !” a-t-elle criée. “Baba, tu n’es plus qu’une inutile, inutile traînée.” J’ai fait de mon mieux pour ne pas pleurer, parce qu’il me semblait que je passais déjà le plus clair de mon temps à pleurer. Helen était triste comme moi, elle ne pensait pas vraiment ces choses, elle ne faisait qu’être en colère à cause de la mort injuste de Malka.
Moi j’ai commencé à faire des rêves. J’ai bien sur rêvé de Malka. J’ai rêvé qu’elle était vivante, j’ai rêvé qu’elle mourrait entre mes bras, j’ai rêvé qu’on la tuait. J'ai rêvé que ma mère, que Helen l'étranglait. J’ai cru rêver d’elle bébé, j’ai cru qu’elle se démultipliait, dansait en ronde autour de moi. Mais j’ai vu un petit garçon. Je me suis demandé si c’était lui qui l’avait contaminé, mais je n’ai éprouvé pour lui que tendresse. J’ai rêvé d’une jeune fille penchée sur un livre.
Une nuit, Helen m’a forcé à dormir chez une amie, parce qu’elle m’entendait parler dans mon sommeil, et que je l’effrayait. Je suis allé chez une collègue, et j’ai bu. Sur un canapé inconfortable, je me suis vu de l’extérieur, entourée de rires enfantins. Des enfants jouaient, ils jetaient sur moi des ombres de géants et j’étais minuscule, mais chaude comme un soleil. Tous me ressemblaient, tous étaient différents. Malka n’étais pas parmi eux.
J’avais une amie au lycée, qui avait appris à lire les lignes de la main. Je ne me souviens pas de grand chose, car elle était assez moqueuse et sans doute inexacte. Mais j’ai regardé mes mains. Elles n’avaient pas vraiment changées. J’ai vu mes lignes de vie, de la main gauche et de la main droite. Profondes, sans interruption, plus que celles de toutes mes amies. Elle m’avait dit qu’elle s’attendait à me voir devenir deux fois centenaire si j'arrêtais de fumer. J’ai serré les poings. Elle m’avait dit autre chose, de plutôt simple à voir. Sur le côté de la paume, les plis étaient parfaitement nets. Il y en avait huit, parfaitement creusés. Mon amie n’en n’avait que deux et elle avait rit “et ça, c’est si t’arrête un jour de prendre la pilule ! Alors fait gaffe” J’avais fait gaffe pourtant, j’ai pensé.
Un soir, dans la même semaine, je suis rentrée tard le soir, et Helen m’attendait, les mains croisées, assise droite à la table de la cuisine.
“Je pense que tu devrais partir maintenant. Je ne peux pas voir ton visage sans penser à elle. Tu peux bien le sentir toi aussi non ? Alors…” Elle m’a regardé dans les yeux “Je peux te trouver une bonne place, et on se reverra quand tu seras capable de mener une tâche simple à bien.”
Mon joues ont brûlé de honte et de tristesse. Je suis partie. Elle avait rassemblé mes affaires.
J’ai pris le train pour Las Vegas. Je me suis connectée au wifi et je suis allé sur un site de tarot. Sur un site de test sur internet. Invariablement, on me prédisait huit, ou au moins beaucoup d'enfants. J’ai lu un tutoriel, pour déterminer le nombre en faisant tourner une chaîne. Elle a indiqué le nombre huit, griffonné sur un ticket de caisse, avec un soubresaut presque surnaturel, à moins que ce soit un mouvement du train que je n'ai pas senti. Les signes ne laissaient aucun doute, en vérité.
Malka ne serait pas seulement ma petite fille morte, Malka serait mon aînée.
J’aurai d’autres enfants. Je le réunirai tous les sept où je les ferait naître.
Helen n’avait pas menti, je comprenais que je faisais pour le mieux. Elle m’avait trouvé une bonne place dans un grand hôtel, et un appartement propre et clair, à des kilomètres de Los Angeles. La ville du vice. J’y trouverai des parents puissants et des enfants perdus.