Du coin de l’œil, Connor surveille les gestes nerveux de son chef, occupé à essuyer un verre avec une intensité qui frôle la maniaquerie. La soirée est lente ; des habitués, quelques touristes qui se demandent comment ils ont atterri là et le flot habituel de nouveaux arrivants qui auront vite fait de réaliser que l’endroit n’est pas fait pour eux. La grande horloge métallique affiche 22:27 quand la porte s’ouvre. En voyant l’expression du patron changer, le serveur pousse un juron. Dire qu’il n’avait plus que 30 minutes à tirer…

« Les chiens ne sont pas admis. »

La remarque glaciale attire l’attention du nouvel arrivant. Cheveux coiffés en arrière, tempes grisonnantes, barbe bien taillée et costume sur mesure, il pourrait passer pour un homme d’affaire respectable si ce n’est pour l’étincelle cruelle de son regard, sa démarche assurée et l’aura de danger qui l’entoure. Même l'adorable corgi qu’il porte ne suffit pas à le rendre plus abordable.

« Tu as déjà admis pire qu’un chien. » remarque le nouveau venu, absolument pas perturbé par les regards tournés vers lui et l’arrêt lent des conversations. Son fort accent irlandais ne passe pas inaperçu et un vent de malaise parcourt la clientèle.

« Et c’était la dernière fois. Prends ton foutu clébard, personne n’a envie de s’occuper de lui aujourd’hui.
– Mihajlovic ne sera pas toujours là pour couvrir tes arrières, je te conseille plus de civilité envers tes clients.
– Mes clients respectent le règlement. Pas de chiens.
– Ne fais pas le difficile, Nero est très bien élevé. »

Le ton monte progressivement entre les deux hommes. Quelques clients ont fini par s’approcher à l’entente du nom de l’Alfa. Blasé, Connor s’efface pour refermer la porte d’entrée, juste à temps pour empêcher une bouteille d’atterrir dans la rue. Mr Thumb a sans doute eu la brillante idée de sortir son célèbre Magnum 357. Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres. Jurons et coups commencent à pleuvoir, accompagnés pour l’occasion d’aboiements plaintifs. Il n’est vraiment pas assez payé pour ces conneries.

Tour de jeu : Dusty Norwood, Ada Zheng, Andreas Golding ; selon les chiffres choisis, le plus grand commence.

Arrêtez-vous là, qu'il avait dit, Andreas, en tendant un billet de 100 au chauffeur qui n'avait fait à tout casser que cinq cents mètres. Ca a vraiment un charme atypique par ici, bravo, je devrais m'en inspirer, qu'il avait presque crié, Andreas, pour masquer le hard rock trop fort qui faisait trembler les crânes de buffle sur les murs. C'est pas la seule chose charmante, d'ailleurs, qu'il avait ajouté, Andreas, en appuyant sa remarque d'un clin d’œil de type relou -mais voilà, Monsieur Golding a encore laissé beaucoup trop de pourboires et il rigole pour un rien, et il va danser, et il recommande un verre de trop (pas le seul de la soirée), et il a abandonné l'idée de garder sa veste fermée, et il lâche d'autres doux commentaires aux serveuses, aux barmans, aux clients même si au final il ne fera que retourner vers cette chère Ada. Ah, Ada ! Sa compagne dans cette soirée si mal commencée, son compagnon d'arme face au whisky, que dit-il ! son âme sœur de critiques mesquines sans intérêt pour l'humanité.
Si ça ce n'était pas un beau titre. Il rigole juste à l'idée, ou alors peut-être qu'il rigole pour rien.
Probablement pour rien.
Et alors, il l'emmène danser, sur cette musique qu'il trouve franchement horrible mais qui a le mérite d'avoir un rythme constant (même si trop rapide pour le moment) et c'est à ce moment-là que le monde se renverse.
Vous voyez, il y a peu, Andreas a été traumatisé (note : c'était la dernière fois qu'il était aussi bourré que ça)(deuxième note : c'était la semaine dernière). Il a été triste pendant ah! au moins une heure sans être un drama king (troisième note : ce qui est vraiment beaucoup) parce que, il en était certain, il aurait pu sauver ce corgi perdu.
Plato, où que tu sois, on se rappellera toujours de toi.
ADA ADA ADA REGARDE c'est -c'est un CORGI. Il tient Ada devant lui, par les épaules, pour qu'elle n'ait d'autres choix que de regarder le miracle de fluffiness devant la porte du bar. AWWWW mais regarde ce chien on dirait UN NUAGE. une barbe à papa. un ange. non, attendez, j'ai déjà un ange. Tiens, il devrait appeler Morphée. Lui dire, eh, t'sais quoi ? faudrait qu'on reparte à la recherche de Plato et d'un coup Andreas s'imagine en Lara Croft sauf qu'au lieu d'explorer des ruines incas, il chercherait dans les temples de Vegas -ça a un sens du sacré un peu trop semblable.
Il se perd dans ses pensées, entre deux parfait poils couleur crème du corgi providentiel, ébahi devant la beauté de la nature. Quand on voit ça on sait pourquoi on est en vie. Il en certain, tous les bikers ont le coeur fendu devant tant son petit museau tout mignon et ses yeux pétillants.
Pas un seul instant Andreas n'a-t-il regardé qui tient le fameux chien miracle, mais franchement, en son état ça n'aurait pas changé grand chose.
Et avant qu'il ne comprenne trop, une bagarre éclate.
On entend un cri déchirant : OH MON DIEU LE CHIEN NE TOUCHEZ PAS LE CHIEN NON PAS LE CHIEN, LE CORGI L'AMOUR DE MA VIE avait-on déjà mentionné qu'Andreas était peut-être parfois un peu extra ? Juste parfois.
Et sans y penser à deux fois, il se précipite pour sauver le valeureux animal à quatre pattes, immaculé petit être en cette Terre remplie d'immondices.

Quelle vie de d'chien.

Si ces connards de « Gipsy Lava » n'arrive pas à reconnaître mon talent de bassiste, c'est vraiment tant pis pour eux. C'est presque assez pour que je me demande si ça valait la peine d'être ici, et si je ferais pas mieux de rentrer chez papa maman m'occuper des canassons qui sont plus reconnaissants de mes efforts que les gens de cette ville de merde. «  Presque » donc j'oublie rapidement l'idée, de toute manière j'ai même pas les moyens de rentrer.

Alors que je marche dans la rue, shootant dans quelques canettes qui traînent (c'est une ville dégueulasse, elle me va bien), une enseigne attire mon attention. C'est vraiment un beau néon, je m'y connais en la matière, j'ai pu en comparer plusieurs. J'ai de quoi faire une reconversion, guide touristique d'enseignes lumineuses à Las Vegas. Bonne idée Dust, quel génie. Applaudissement du public.
Je remarque que l'établissement est un bar ; divine apparition (je pourrais presque me mettre à croire à Dieu), c'est exactement ce dont j'ai besoin là tout de suite, et pour une fois j'ai assez de thune pour noyer mon chagrin.
Une bière ferait pas de mal. Rien qu'une.

J'entre et je me place au bar, je commande. Rien qu'une.

(« Que d'pression dans les bars » « Personne te pousse à boire »)

Une à la fois.
Je crois que j'suis torché, j'ai oublié à combien de verres j'en suis. J'entends ma propre bouche draguer le patron du bar, essayant de le convaincre que je pouvais jouer dans son établissement (« steu plait? » « Non » « Steu plaiiiiit ? » « Non »). J'sais pas combien de temps ça dure, cinq, dix minutes ? J'm'en fous, je continue, je ris. La vie est belle – ou pas.  

-  Aller quoiiii !

Il a l'air d'en avoir marre de moi, il m'envoie chier. Je crois que je le traite de con dans un souffle alcoolisé, je prends mon verre et je me casse à une table au fond du bar, loin de lui et du deuxième refus catégorique de la soirée.

-  Fait chier...

Je pose ma tête sur la surface en bois, je fixe ma bière (ça a un peu la couleur de la pisse), je me sens vide. Je sais pas combien de temps se passe, mais y a du raffut, des gens qui se battent ?
Je tourne le regard sans prendre la peine de me redresser pour regarder la dispute - surtout le corgi, c'est mignon ces bestioles là, à la maison on avait que des gros molosses qui ont le même air que le gars qui tient la p'tite chose.  

Puis tout se passe très vite, y a un gars qui sort une arme et des coups qui partent. Au moins y a un gars (pas mal foutu) qui a pensé au doggo. Il a maintenant toute mon admiration, c'est vraiment une bonne personne.

Quelle soirée de merde. Pourquoi je suis entré ici déjà ?   

Spoiler:

Avec l’arrivée d’Andreas et Ada, ce bar de seconde zone, aux relents d’alcool fort bon marché, avait pris des airs de MET Gala. Les deux oiseaux de nuit avaient fait leur entrée fracassante — façon Lady Baba en robe de viande — sous le regard médusé des habitués. Avec une aisance déconcertante, Ada s’était ensuite installée au comptoir, délaissant au passage Andreas, de toute façon trop occupé à servir son numéro de charme au patron. Là-bas, le jeune serveur, pas franchement impressionné par les nouveaux venus, lui avait demandé sur le ton de la raillerie :

—Alors duchesse, je te sers quoi ?

En réponse, elle avait pouffé comme une adolescente, avant de s’affaler un peu plus sur le comptoir en bois. Pas de doute, celle-là était déjà bien éméchée.

— Hihihi… « duchesse »… ça fait des siècles qu’on m’a pas appelé comme ça...hihihi. Un whisky on the rocks, mon p’tit…hihihihi…

Pour accompagner sa réponse, elle s’était trémoussée sur son tabouret en battant outrageusement des cils en direction du barman. Ce dernier s’était finalement éloigné en roulant des yeux. Les vieilles alcoolos libidineuses, c’était vraiment sa hantise. Il lui avait finalement servi son verre. Puis un autre. Et ainsi de suite, sans jamais s’attarder.

Ada ne comprit pas immédiatement comment elle s’était retrouvée à regarder cet affreux chien. Toujours est-il qu’Andreas, visiblement émotionné par la boule de poil, la tenait fermement par les épaules, l’empêchant de se soustraire au spectacle. N’ayant pas d’attrait particulier pour les canidés, Ada se contenta de tendre l’oreille.

– Ne fais pas le difficile, Nero est très bien élevé.

À cette remarque, Ada esquissa un léger mouvement de recul et une expression de dégoût intense se dessina sur son visage.

— Urgh ! J’aimerais bien que MON Nero soit aussi bien élevé, marmonna-t-elle avec amertume, le visage toujours crispé comme si elle avait mordu dans un citron.

Elle n’aimait définitivement pas le toutou. Le seul animal qui n’avait jamais compté de toute façon, c’était Henri IV. Pas le roi, non. Sa perruche domestique. Une petite merveille. En fait, quatre petites merveilles pour être vraiment précis. Elle soupçonnait qu’en réalité il s’agissait plutôt à l’heure actuelle d’Henri V parce que du jour au lendemain, voyez-vous, quelque chose avait changé. Elle n’aurait su dire quoi exactement, bien entendu. Mais quelque chose était arrivé à Henri IV. Un grand malheur, c’était certain. Elle soupçonnait Nero d’être dans le coup. Non, pas le corgi. L’autre Nero. Le mal élevé.

Mais alors que Ada était perdue dans ses pensées, occupée à savoir si le détecteur de mensonges était le meilleur moyen pour faire avouer à Nero son odieux crime contre Henri IV ou s’il était préférable d’engager des tueurs à gage serbes pour le menacer, tout s’accéléra. Coups de révolver, bousculades, insultes et grand bazar. Dans le feu de l’action, Ada se fit littéralement projetée sur le côté par Andreas et atterrit violement sur un client qui bascula de son tabouret, entraînant dans sa chute son voisin de comptoir. En désespoir de cause, ce dernier tenta de se raccrocher à l’inconnu à sa gauche, un type androgyne un peu morose, mais les deux hommes finirent par s’effondrer sous le coup d’un impitoyable effet domino.

Ada, stoïque, regarda la scène se dérouler au ralenti avant de finalement s'accroupir lentement, dos au comptoir, dans l'espoir vain de disparaître, engloutie par une faille terrestre inopinée. Allez, juste un petit tremblement de terre. Juste un.  

Ah -il est là, juste là, si près et pourtant si loin ! Il aurait aimé, Andreas, être un super-humain juste pour cette unique seconde extraordinaire. Il aurait voulu, Andreas, courir à la vitesse de la lumière, se téléporter à travers l'espace, être homme chewing-gum, générer des boucliers depuis le simple air mais voilà : c'était un homme.
Et pas vraiment en forme, en plus de ça -alors il s'arrête à quelques centimètres de l'animal divin, hypnotisé par cette vue, ah ! imaginez : deux petits yeux ronds qui brillent, une langue rose qui pendouille un tout petit peu, une couleur crème aussi sucrée que de la chantille.
Il relève les yeux après quelques secondes parce qu'il a soudainement mal au menton. Bah oui. Il vient de s'étendre de ton son corps sur le bon vieux parquet, comme un plat mais pas dans l'eau. Autant dire qu'il y aura des journées spa à venir. Il voit le canon de l'arme mais honnêtement, en l'état actuel des choses, ça ne le perturbe même pas tant que ça.
Il préfère, voyez-vous, admirer ces merveilles modernes qui méritent tous les likes des réseaux sociaux. Que dit-il ! qui devraient avoir une galerie des Glaces à leurs effigies. Et des statues grecques. Et des Jocondes nouvelles.
Alors il baisse les yeux.
Et ne vois rien.
Rien du tout.
Le désespoir le submerge -comment peut-il continuer la soirée sans voir cet être immaculé !- alors, frénétiquement, il regarde tout autour de lui. Il se passe des choses, dans la strate supérieure de l'Univers (c'est-à-dire à approximativement un mètre de sa tête), mais qu'est-ce que sa peu bien lui faire !
Lui, il cherche un arrière-train en forme de cœur, à quatre pattes sur ce parquet sale -technique secrète : comportez-vous comme ce que vous voulez attraper. Malin, l'Andreas, malin.

Je me rends compte que toute cette bataille ça serait parfait pour avoir une fin dramatique... Ou au moins finir blessé pour que les journalistes viennent me poser des questions sur mon lit d’hôpital... Ouais, vraiment, deux bonnes idées. Aucunement suicidaire, non. Du tout (si, un peu, mais j'ai bien le droit d'être dramatique, surtout dans ma tristesse).
Je quitte ma table pour me faufiler entre les mecs qui n'en ont visiblement rien à faire des autres (relatable?), et je prend place sur un tabouret à la fin du bar. Là, mes chances de me prendre une balle – ou autre - est grande, c'est parfait.
Juste quand je me dis ça, je sens des mains qui tirent mon haut et m'emportent au sol. Je lance alors un cri indigné.

- Mais putain !

Je pousse le type qui est sur moi (« casse-toi ducon ») pour m'asseoir, remettant mes cheveux en place. C'est vraiment une soirée de merde, et elle empire à chaque minutes. J'imite la (belle) femme qui n'a elle aussi pas l'air d'avoir envie d'être là et je me met contre le comptoir, regardant d'un air presque blasé ce qu'il se passe – le corgi a disparu (oh non) et y a le gars qui l'a sauvé qui le cherche à quatre pattes sur le sol (j'aurais ricaner si je n'en avais juste pas marre)... Et une autre bestiole que j'aperçois vite fait dans les jambes des gens (ou c'est une hallucination, j'en serais pas étonné, je suis crevé et toujours un peu bourré).
Ça risque d'être long, alors je décide de taper la discute avec ma voisine.

- Salut, vous venez ici souvent ?  

Entre la bousculade et le coup de fusil, Ada avait (partiellement) désaoulée et reprenait peu à peu conscience de la situation lorsqu’un jeune homme vint s’assoir à ses côtés. Visiblement peu perturbé par l’ambiance, il tenta de débuter un semblant de conversation. Ada fronça les sourcils, interloquée.

— Quoi ? Bien sûr que non, je ne « prends pas 600 », espèce de dégueulasse !

Pas la peine d’insister, elle n’avait définitivement rien compris. Prise de court par le vacarme, elle avait bien essayé de lire sur les lèvres de l’inconnu, ce qui — vous l’aurez peut-être déjà compris — ne fut en rien glorieux. Néanmoins, avant même d’éclaircir le malentendu, leur conversation tourna court, interrompue par l’arrivée inopinée d’un monsieur muscle qui empoigna le jeune impudent. Face à cette agression, Ada resta muette, la bouche grande ouverte, comme prête à gober des mouches. Elle se releva précipitamment dans l’espoir de quitter définitivement cette maison de fou, mais fut arrêtée nette dans sa course par l’homme au Magnum. Mauvais timing. Elle n’avait définitivement pas prévu de faire du dogsitting ce soir, encore moins pour un type louche qui dégainait son flingue à la moindre contrariété, aussi petite soit-elle. Dégoûtée par l’odeur du chien, elle tendit immédiatement l’animal au type androgyne.

— Hors de question que je garde ce truc ! Prenez-le, prenez-le ! Vite !

Elle se délesta à la hâte du corgi, comme on se débarrasse d’un colis encombrant. Soulagée, elle jeta un coup d’œil à son maître, apparemment trop occupé à empoigner le patron pour avoir remarqué quoi que ce soit. Pour Ada, la mission désormais était simple : retrouver Andreas et déguerpir de ce trou en quatrième vitesse. Elle scruta longuement la salle emportée dans une folie belliqueuse incompréhensible. Il ne devait pas être bien loin, du moins elle l’espérait, mais tout ce qu'elle voyait pour le moment c'était un ramassis de barbares, sans passé ni avenir, prêts à en découdre toute la nuit.  

Il regarde, Andreas, ah ! il s'applique, scanne chaque angle du sol mais ne voit rien, rien si ce n'est des gens bien trop bruyants, bien trop mouvants, bien trop agaçants. Il aurait presque envie de crier, et de leur dire de tout arrêter mais visiblement, il se passe des choses sérieuses là en haut -alors Andreas continue de fouiller, il va à droite, à gauche, miraculeusement toujours indemne mais, au bout de quelques minutes, il doit bien se rendre à l'évidence.
Plato bis (on fait ce qu'on peut hein) a disparu.
Envolé, le petit miracle de la vie, volé à son regard, soustrait injustement de son existence mais oh ! que pouvait-il, lui -Andreas, pauvre humain- y faire ?
Probablement quelque chose, mais pas dans son état. Il décide de revenir à un mode de vie bipède et se dirige vers le bar -là où il a délaissé sa nouvellement très chère Ada ; il fallait qu'il lui raconte son aventure, qu'il lui chante les louanges des nouveaux anges et qu'il déverse la poésie de son esprit (pas très glorieuse) mais - que voit-il ! Un chien !
Non, pas un chien -LE chien, entre les bras délicats de sa compagne d'un soir. Il se précipite, le vole rapidement à cet intermédiaire sans intérêt. Pendant un instant, il en perd la voix (l'esprit aussi, probablement) face à la douceur des poils de l'animal, aussi soyeux qu'imaginé -non, plus adorable encore que possiblement envisageable, et quand il le regarde dans les yeux, il est certain que le petit chien sourit, qu'il irradie de bonheur et de candeur.
Ah, Ada, quelle merveille. Il a retrouvé sa joie, Andreas, avec l'aide d'un canis lupus dans les bras.

J'entends pas bien ce que la femme me répond, mais vu son air choqué ça devait être fameux. Dommage. J'ai de toute manière pas le temps de lui demander de répéter que le type qui m'a envoyé à terre m'attrape le col et me relève.

- C'toi la tarlouze !

Clairement pas, mais j'avais pas mieux à rétorquer. Je grimace en voyant le coup qu'il prépare, avant de baisser les yeux vers le grognement qui se fait entendre, et qui n'est autre que... Le chien ! Je me rend compte que les gens sont biens plus rapides que moi ce soir quand le propriétaire arrive pour foutre un coup de crosse à mon agresseur, et que la femme asiatique me colle le Corgi dans les bras.

Peut-être que cette soirée n'est pas aussi merdique que je pensais, peut-être bien que mon destin est de veiller sur ce magnifique chien tout doux, qui vient de m'éviter un coup de poing dans la tronche-

Et merde. On vient de m'ôter ma joie à nouveau. Je regarde l'animal, m'en sentant tristement éloigné, avant de m'asseoir sur le tabouret derrière moi pour regarder l'interaction entre les deux inconnus. Vrai que c'est une merveille cette petite bête. C'est pour ça que je ne le mérite pas, il convient mieux à ce bel homme (on oubliera le fait qu'il était à quatre pattes il y a quelques minutes, ça enlève du drama à mon récit et il perd des points de swag sinon) qu'à un pauvre clochard tel que moi. Ma vie n'a plus aucun sens. Aaaaah. Je veux une autre bière.

Ada était décidée. Décidée à quitter cet enfer au plus vite. Fouillant dans les poches de sa veste, elle sortit sont téléphone portable et navigua rapidement à travers toutes les applications — qui de son point de vue actuel, lui paraissaient toutes plus superflues les unes que les autres ; vraiment, qui avait besoin d’une application qui reproduisait le bruit irritant d’un moustique ? Elle était sur le point de conclure sa demande de chauffeur sur Upper quand elle se fit bousculer une première fois par un client. En réponse, elle se contenta de froncer les sourcils. Très vite son attention se reporta sur Andreas qui tenait toujours cet affreux chien puant. Les canidés étaient décidément une sous-espèce de pouilleux. Alors qu’elle n’avait toujours pas finalisé sa commande de VTC, Ada se pencha vers Andreas, en tentant au mieux de retenir sa respiration.

— Je suis persuadée que cet adorable chien meurt d’envie de rejoindre son maître, donc je propose qu’on lui restitue et qu’on s’en aille…avant, je sais pas ? Au hasard : qu’on se prenne une balle perdue ?

Elle était pleine d’attente, mais c’était visiblement sans espoir. Il fallait se rendre à l’évidence : Andreas était hypnotisé par la bête. Ada perdit alors jusqu’à son faux sourire.

— Oh et pis, au diable ! cracha-t-elle en levant les yeux au ciel, le dos désormais tourné. Non, mais c’est vrai, qu’est-ce que ce chien a de plus que moi ?

Mais ses lamentations se perdirent dans la cacophonie ambiante. Au même moment, l’homme assommé par l’Irlandais se relevait, bien décidé à prendre sa revanche. Armé d’un Luger P08, il tournoya quelques secondes avant de reprendre son équilibre, braquant son révolver sur divers clients affolés. Dans la panique, certains se bousculèrent pour se cacher sous les tables.

— Toi, fit l’inconnu en pointant Ada de son arme, tu poses ton portable ou je te colle une balle. J’veux pas voir les flics débouler, c’est clair ?

Par un réflexe absurde, Ada, prise de panique, jeta son téléphone à la tête de son agresseur. En recevant l’appareil en pleine face, l’homme émit un grognement de surprise et appuya par mégarde sur la gâchette.

L'Univers cesse d'exister pendant quelques instants : juste assez pour qu'il parte en vrille.
Voyez-vous, Andreas est un homme de détails. Il ne s'en vante que dans son esprit, en un sentiment d'auto-satisfaction loin d'une quelconque fausse modestie, mais il est vrai qu'il aime se savoir maître de son environnement. Hors, en ce moment précis, il se rend soudainement compte qu'il n'a fait aucunement attention aux dernières minutes. Il était trop occupé à sortir son portable pour faire une photo du cousin de Plato (actuellement, dans sa tête, tous les chiens sont cousins, cqfd, et les chiots ça sort des arc-en-ciel) pour l'envoyer à Morphée. Et à Ada aussi, tient. Il y ajoutera une légende très intéressante, pour sûr. 100% certain. Il n'a pas trop conscience, Andreas, de ce qu'il se trame dans son dos justement à cause d'un portable similaire, ni même de ce que la photo a bien pu capturer du chaos qui règne derrière lui. Mais voilà, il tape "envoyer", et le monde lui retombe dessus d'un coup.
C'est comme si tout arrivait d'un coup : les cris d'Ada -serait-elle jalouse d'un chien ?-, le coup de feu bruyant -ça a toujours fait autant de bruit ?- et la dispute de vieux couple des deux chefs -est-ce qu'ils sont divorcés ?
Alors Andreas se tourne, doucement, pour voir que, effectivement, c'était bien un coup de feu et que, oui, la balle a bien atterri dans quelqu'un.
Ah.
Bon.
Peut-être que le monde aura au moins autant d'importance que ce chien, finalement. Vous savez quoi, Ada, je crois qu'il est temps de rentrer, non ? Et puis en chemin, on n'a qu'à aider ce pauvre bougre. Une balle dans le pied, ça doit pas être génial. Je vais envoyer un message à ma clinique. dit-il en pianotant sur son téléphone, en portant toujours le corgi de ses deux bras (et n'ayant certainement aucune intention de le lâcher, à vrai dire).

Je suis en train de fixer les bouteilles derrière le comptoir d'un regard vide, me demandant quel goût elles pouvaient avoir... Je bois pas tant d'alcool fort que ça, et en vérité, je trouverais ça presque dégueulasse. Faisant une légère moue, je lève les yeux au plafond en entendant le raffut derrière moi. « Balle perdue » parvint à mes oreilles malgré la cacophonie. Ahah. Impossible, c'est que ce que je suis venu chercher en venant m'asseoir au bar et tout ce que j'ai récolté ce sont quelques bleus après être lamentablement tombé par terre – j'ai même été accusé à tort juste après, non mais quel goujat (c'est bien le mot qu'on emploi ? J'en sais rien, et je m'en fiche). Peut-être que le destin veut que je sois en forme pour de grandes choses dans un futur proche ? Cette pensée pourrait presque me faire sourire, mais je suis vraiment pas d'humeur.  

Derrière moi l'ambiance chauffe, un bruit de fond que je peux entendre régulièrement dans mon appart', rien de nouveau donc. Je sursaute néanmoins quand un coup de feu se fait entendre. Et une étrange douleur se fait ressentir au bas de ma jambe. Je n'ose tout d'abord pas regarder mon pied, sûrement pour me convaincre que ce n'est qu'une crampe, et pas du tout l'adrénaline qui atténue les sensations. Ce n'est pas très concluant. D'où le cri aigu mais bref qui m'échappe, suivit d'une plainte.  

- C'est quoi ce bordel ?!

Ma voix atteint des octaves que je ne pensais pas être capable de chanter, quand j'ose enfin baisser les yeux vers... Oh merde.

- Y a un trou dans ma chaussure !

Je ne sais pas si c'est pour dédramatiser ou par pure inconscience (certains disent « imbécillité ») que je décide de me plaindre du similicuir troué que de la balle à l'intérieur de mon pied, mais ça ne réussi pas à atténuer la réalité... qui est que cette soirée est vraiment merdique. C'est comme si l'Univers a décidé que ce soir, j'allais m'en prendre plein la gueule gratuitement – est-ce que c'est gratuit, ou le karma ?
J'ai envie d'accuser tout le monde dans ce bar d'être la cause de mon malheur, et surtout... Le corgi. Rien ne serait arrivé sans cette histoire de chien... Je crois que je préfère les molosses de chez moi finalement.

- Est-ce qu'on peut m'aider ou c'est trop demandé ?!

... C'que ça fait mal quand-même.

Ada n’écoutait plus. Evidemment au premier plan comme elle était, elle avait entendu le coup de feu, vu le tireur déboussolé, ouï le cri plaintif du blessé et même discerné les babillements d’Andreas. Mais à vrai dire, elle s’en fichait pas mal. Alors que le calme était enfin revenu, elle se précipita en premier sur son téléphone et le retourna avec une certaine appréhension. La vitre était bien entendu fissurée de part en part, mais l’appareil en lui-même fonctionnait encore. Les Coréens ne plaisantaient décidément pas sur la qualité. À genoux par terre et envahie d’une joie immense, elle embrassa du bout des lèvres le téléphone aux creux de ses mains, rendant silencieusement gloire à tous les dieux ayant jamais existé, le tout sous le regard mi-confus et mi-amusé de quelques clients. Inconsciente de se donner en spectacle, Ada, toujours en position de prière en plein milieu du bar, consulta le dernier message reçu : une photo du corgi, envoyée par M. Golding himself. Quand est-ce qu’il avait trouvé le temps de se mettre en scène au juste ? Irritée, elle ferma précipitamment la conversation et envoya un message à un autre correspondant. La réponse arriva quelques minutes plus tard. Immédiatement, son sourire retrouvé disparut complètement. Quel chien. Pour peu, elle aurait de nouveau jeté son téléphone sur quelqu’un pour calmer ses nerfs. Scrutant les environs, elle cherchait la victime idéale à persécuter, mais les gémissements de l’inconnu blessé l’empêchaient de réfléchir. Se retournant vers lui, elle soupira bruyamment et leva les yeux au ciel.

— Oh, fermez-la un peu ! Vous êtes pas le seul à passer une mauvaise soirée, dit-elle avec agacement en brandissant ostensiblement son téléphone cassé. En plus, c’est le pied. On meurt pas du pied, je vous signale.

Le reste de la conversation se fondit dans le bruit des bavardages ambiants tandis qu'au loin, les sirènes de l'ambulance perçaient la nuit.