Un frisson parcourt son échine.
    Pour une fois, Anastasia est arrivée la première, saluée par la fraîcheur de la nuit à peine tombée. Elle enfile sa veste. D’ici quelques heures l’air sera glacial. Autour d’elle, des gens s’agitent et, au loin, le rover revient du tour de piste, ayant fini de placer les drapeaux fluorescents marquant le parcours tracé à même la poussière, à la seule lueur de ses phares et de la lune.

     Elle s’est juste garée sur la ligne de départ et n’a pas pris la peine de sortir de sa voiture. Pas la peine de prendre froid avant que ça commence. Et puis, l’ambiance à l’intérieur de l’habitacle a toujours ce quelque chose d’irréel, séparé du ciel noir seulement par une fine couche de verre, à rien de se faire écraser par une pluie d’étoiles… On toque à sa vitre. Eh, ce n’est qu’un fan qui veut un autographe. Elle le renvoie d’un signe de la main. Il attendra la fin, s’il y tient vraiment. Là elle préfère se concentrer sur la course à venir. Il parait qu’elle va affronter une citadine, une n-ième bourgeoise à chercher les sensations fortes au volant avec une championne. Bah, elle n’en fera surement qu’une bouchée, et, comme d’habitude son adversaire sera déçu. C’est qu’Anastasia n’est pas du genre à se donner en spectacle, à en mettre plein la vue avec des grands virages et des coups de freins inutiles, non, elle va toujours au plus court, au plus efficace. Les gens comme celle qui vient la défier finissent tous rapidement distancés, et quand ils passent enfin la ligne d’arrivée, elle ne les a généralement pas attendus pour partir.

    Elle s’étend dans son siège en prenant son téléphone. Minuit sept. L’autre ne devrait pas tarder si elle a bien reçu son message. Enfin, elle espère, les gens les plus riches sont généralement les plus ponctuels. Pour couvrir les discussions trop fortes du maigre public présent qui apprécie particulièrement de se plaindre des cotes annoncées, surtout quand le challenger est un inconnu, elle ouvre l’application TouYube et lance au maximum la musique pour patienter. Elle se cale, les yeux plantés sur l’horizon tranchant entre le ciel noir et le sable gris, en direction de l’autoroute en attendant de voir poindre la paire de phares qui annoncera l’arrivée de sa rivale du jour...

    Anastasia s’est emmitouflée dans sa veste et avachie sur le siège, les yeux entrouverts, et rêve au rythme de la playlist autogénérée, mélange homogène dans son hétéroclicité d’électro et d’eurobeat. Elle pourrait passer sa vie comme ça, à presque dormir, à ne rien faire, à juste laisser le temps lui filer entre les doigts. Enfin, elle pourrait — c’est quand même déjà ce à quoi elle passe le plus clair de son temps quand elle ne conduit pas ou qu’elle n’est pas en train de jouer à des jeux sur son ordinateur, surtout depuis qu’elle ne suit plus vraiment les cours. C’en est presque devenu un réflexe : en rentrant, elle balance son sac à l’autre bout de la pièce et s’étale, sur le dos, dans son lit, avant de ne… rien faire. Et ce parfois pendant des heures.

    Sauf que cette fois-ci, elle n’est pas confortablement installée. Son ventre gargouille et elle n’a rien à manger sous la main ; à part peut-être la moitié de space cake qui traine sur la banquette arrière, mais manger ce genre de choses avant une course, c’est tout sauf recommandé. Sa voisine n’arrête pas de lui en passer, soit-disant qu’elle en prépare trop pour ses soirées et que ses convives n’arrivent pas à terminer. Et comme Ana n’est pas toujours là la nuit pour en profiter, elle lui en laisse de côté. Même si elle apprécie l’attention autant que le fait de passer de longs après-midis à planer, là, ce n’est définitivement pas le moment.
    Quoique… Juste un petit morceau, ça ne peut pas faire de mal, non ?

    A nouveau, on toque à la fenêtre, ce qui la sort en sursaut de ses pensées. Elle se redresse maladroitement et coupe la musique tout en regardant l’importune qui vient la déranger. C’est assez facile de deviner qui elle est : un accoutrement original et dépourvu du moindre jean ou T-shirt —qui coûte surement plus cher que sa voiture d’ailleurs, aucune trace de poussière dessus, un maquillage inhabituellement subtil et impressionnant à la fois… Sa concurrente n’a décidément pas essayé de passer inaperçue. Anastasia se dépêche de tourner la manivelle de sa vitre pour la descendre. Sa vieille Tayoto fait toujours un peu tache à côté des étalages de richesse, mais la seule chose qui importe, c’est ce qu’il y a sous le capot. Son moteur trafiqué a été importé du Japon et pourrait rivaliser avec ceux de voitures pro. Enfin c’est ce qu’on lui a dit, elle, elle n’y connait rien. Charles s’occupe simplement de la rediriger vers le bon garagiste qui sait toujours s’occuper de son véhicule.

    « Alors c’est toi Ana ? »

    « Ouais ? Euh…* Ouais ! »

    Elle doit avoir l’air un peu perdue à se frotter l’œil pour l’ouvrir complètement, mais ça n’a pas l’air d’affecter la dame qui la toise de manière imperturbable.

    « Les gens disent que quand tu conduis, t’as pas peur de mourir. Je suis venue vérifier par moi-même. Me déçois pas surtout. »

    Et voilà, gagné. Une amatrice de spectacle qui prend tout de suite la course trop au sérieux, qui croit avoir une chance. Elle parle d’avoir peur de mourir, mais c’est ce qui les retient tous, la peur. Ils se brident eux-mêmes, croyant que quelques kilomètres/heure en plus ou en moins, c’est ce qui pourrait leur coûter la vie, alors que le secret c’est justement d’y aller à fond, de dépasser la peur, d’épouser la route… Elle aimerait prendre le temps de leur expliquer tout ça, mais elle n’est même pas sûre qu’ils puissent le comprendre. De toute façon, vu que les deux coureurs sont là, la course va pouvoir commencer. Déjà, l’arbitre est prêt et on attend plus que l’autre sur la ligne de départ. Ana acquiesce tout de même d’un « Mh-hm », les yeux grands ouverts pour essayer de mieux la voir dans la pénombre.

    « Les gens disent pas mal de trucs, ouais, faut pas croire tout ce qu’ils racontent non plus… »

*En français dans le texte