Le front posé sur le volant, Anastasia attend et écoute, essayant de percevoir par-dessus les battements assourdissants de son cœur le bruit du moteur qui viendra la libérer. Elle déteste le centre-ville. La nuit, il n’y a presque personne là-bas, à part des patrouilles de flics, et ce soir malheureusement bien plus que d’habitude. Il avait dû se passer quelque chose. Plusieurs unités étaient sur le qui-vive et n’ont pas apprécié de voir passer sous leur nez ses plaques à moitié effacées. La course-poursuite qui s’ensuivit fut particulièrement complexe, un jeu de déplacements haletants, de feintes et de contournements lui ayant fait faire au total trois fois le tour du Symphony Park. Mais elle finit par sortir son meilleur atout : en coupant son moteur en pleine course, sa voiture gris sombre devient presque invisible, se fondant dans l’asphalte et la pénombre ; et alors, plus de bruit, plus de feux, rien qui ne puisse trahir sa présence à plus d’une rue de là. Elle profite alors de son élan et de la pente douce pour passer clandestinement trois carrefours avant de s’arrêter au quatrième.

   Et maintenant, elle attend. A la deuxième à droite en aval se trouve son point de rendez-vous, et elle a déjà une minute de retard. Tout se joue ici. Si ses prévisions s’avèrent exactes, la majorité des patrouilles a été leurrée loin de là, et il ne lui reste qu’un véhicule à tromper pour avoir le champ libre…
   Ca y est, elle entend le moteur qui tourne au ralenti, qui fouine, qui la cherche… Même la tête baissée, même les yeux clos, elle peut voir les flashs lumineux rouges et bleus clignoter autour d’elle. C’est dans ces moments de décompression là qu’Anastasia se demande vraiment pourquoi elle fait tout ça. Et toujours, la réponse vient à elle. Un sourire de plaisir sincère se dessine sur ses lèvres alors que le crissement des pneus s’éloigne du carrefour. Une fois de plus, elle a gagné. Elle regarde l’heure en relevant le frein à main. Deux minutes de retard, ça devrait aller. Charles lui fera sûrement la leçon, mais elle n’avait pas vraiment eu le choix cette fois-ci.
   La Tayoto en roue libre accélère rapidement. Pas question de rallumer le moteur, ça serait un risque inutile. Si elle ne freine pas, elle prendra bien assez de vitesse pour prendre le virage au plus serré avant de glisser jusqu’à sa cible. Elle s’étend sur son siège. Chacun de ses muscles la fait souffrir, mais tout est terminé. Il n’y a plus un son, à part ces quelques sirènes dans le lointain qui viennent bercer le silence de la nuit. Il n’y a plus un mouvement, si ce n’est cette forme sombre qui surgit brusquement à l’angle ou elle s’apprête à tourner…


   Prise au dépourvu le plus complet, elle se jette sur le frein à main en écrasant ses pédales, mais il est déjà trop tard. Le blocage brutal des roues usées pousse le véhicule au dérapage et le fait percuter de plein fouet l’individu qui rebondit violement sur le capot avec un bruit sourd et métallique, pour s’écraser un peu plus loin au croisement, complètement inerte.

   Les mains crispées sur le cuir du volant, Anastasia reste tétanisée, le regard perdu dans la fine gerbe de sang mouchetée traversant son pare-brise. Elle n’a jamais eu d’accident. Jamais, peu importe à quel point elle avait mis sa vie en danger. Et là, elle en est convaincue, elle vient de tuer quelqu’un. Complètement paralysée, elle sent un étrange sentiment de panique lui broyer les intestins et repousser rapidement vers sa gorge le contenu de son estomac. Elle ne sait pas quoi faire, ni comment faire, mais elle sait qu’elle en sera incapable. Comme un ultime appel à l’aide, des larmes commencent à perler le long de ses yeux grands ouverts...

    Soudain, la portière s’ouvre. Le visage de la femme qui l’examine en vitesse raccroche Anastasia à la réalité. Ca, et ses paroles précises et directes, terre à terre ; des instructions claires sont tout ce dont son esprit perdu a besoin dans l’immédiat.
    « Vide tes tripes sur le sol plutôt que dans ta voiture. L'odeur est chiante à faire partir. »
    Elle doit être bien pâle pour qu’on devine aussi facilement son état. Quoi qu’il en soit, porter son attention sur son estomac a suffi à le dénouer d’un coup, alors elle s’exécute. Elle se penche au dehors, soutenue par l’inconnue et subit un haut le cœur. Puis un deuxième.
    « Si ça peut te rassurer, ce mec était une ordure. Je l'aurais buté quoi qu'il arrive. »
Cette fois-ci, tout sort vraiment en lui donnant l’impression qu’on lui arrache l’œsophage. Son repas du soir à demi digéré se répand mollement à terre, mélange répugnant de chips, de coca et de bile. Est-ce que cette femme vient vraiment de dire qu’elle allait le tuer ? Comment peut-elle prononcer de telles paroles sur un ton si calme, avec un tel sourire, et se préoccuper plus d’elle que de l’homme gisant dans une mare de sang à quelques mètres à peine ? D’ailleurs, en lui jetant un coup d’œil, elle pense l’avoir déjà vu dans le public à des courses, ce type. Pas qu’elle le connaisse, mais tout de même…

     Elle ne cherche bientôt plus à comprendre. L’autre veut conduire, et elle voudrait juste s’allonger. Elle jette un regard sur la banquette arrière: sa veste roulée en boule, son sac de cours écrasé d’où dépassent des vêtements froissés, un demi-gâteau emballé dans de l’aluminium déchiré… Le désordre à déplacer la décourage, alors elle tourne le dos à sa nouvelle chauffeuse, roule sur le siège passager et s’installe sans prononcer un mot recroquevillée face à la fenêtre, en serrant contre elle la bouteille d’eau qu’elle n’arrive pas encore boire dû au goût acide qui persiste dans sa bouche.
     Derrière elle, une portière se claque, une ceinture s’attache, et le moteur démarre. Elle voudrait dormir mais ses yeux refusent de se fermer. Alors elle regarde les lampadaires défiler au dehors. Dans sa tête, le crane de l’homme revient par bribes percuter son capot, encore et encore, jusqu’à ce que son pare-brise soit recouvert de sang. Quand enfin il est complètement opaque d’hémoglobine, elle s’écroule sur elle-même, achevée par le stress de la soirée.


    Au réveil, la voiture est à l’arrêt. Ankylosée mais l’esprit bien plus clair, elle étire sa tête pour deviner où elle se trouve…

Une petite rue sombre. Anastasia ne reconnait pas vraiment, mais elle a l’impression d’être déjà venue par ici. En tout cas c’est loin de chez elle. Elle tourne la tête vers le tableau de bord : minuit trente-huit.
    « Comment tu te sens ? »
    Ah oui, elle. Les souvenirs de la soirée remontent peu à peu. Et l’accident. Et cette folle qui parle de buter des gens, mais qui, apparemment, fait attention à elle. Rien que d’y penser elle ne peut s’empêcher de froncer les yeux en secouant la tête…

   Qu’est-ce qu’ils faisaient là, d’abord ? Pourquoi est-ce tombé sur elle ? Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Au fur et à mesure que ses moyens luis reviennent, les questions se multiplient, mais parmi elles une en particulier revient et revêt une importance primordiale, et à cette femme étrange, sortie de nulle part, elle s’apprête à la poser. Elle se tourne vers elle, résolue de tirer les choses aux clair, de lui arracher la vérité s’il le faut, elle ne la lâchera pas, et finira bien par répondre : Qui est-elle ?
    « Au fait, mon nom c'est Zelda. »
    Ah. Bon. Ce n’est pas exactement l’intégralité des informations qu’elle espérait obtenir. Sauf que maintenant, elle aurait l’air ridicule de poser la question. Son esprit embrumé est troublé de cette réponse avancée. Reprends-toi Anastasia ! Ne te laisse pas avoir comme ça ! Il lui faut un autre angle d’attaque. Se présenter à son tour ? Pas question, elle ne tient pas à avoir d’ennuis. Répondre à sa question ? Non plus. Vu sa réaction face à l’accident, ou plutôt sa non-réaction, elle est surement instable mentalement. Elle risque peut-être de se vexer, à force de voir Ana ignorer ses questions, mais il ne faut pas lui laisser le dessus. C’est cette dernière qui doit les poser. Sa gorge la fait souffrir.

    L’accident, c’est un bon point pour commencer, se dit-elle en descendant presque intégralement la bouteille d’eau. Déjà ses réflexions recommencent naturellement à s’organiser stratégiquement, comme à chaque fois que lui est présenté un nouveau défi. Elle doit se sortir de là.
    « C’était qui, ce type ? Et qu’est-ce que vous foutiez là ? »
    L’adrénaline monte. Elle ne panique plus, mais elle s’énerve. Elle a beau être aux US depuis presque un an et demi, elle conserve son petit accent français qui se fait d’autant plus marqué quand son sang-froid vacille et qu’elle lâche un juron. Et généralement, elle se sent ridicule et ça l’énerve encore plus.
    Elle referme la bouteille en l’écrasant à moitié et la pose devant elle. Puis elle essaie d’attraper le regard de l’autre, là, Zelda apparemment, et de se planter dans ses yeux. Anastasia tremble. Elle est encore faible, mais elle espère bien parvenir à comprendre ce qui se passe ici. Elle se sent dupée, blessée, embarquée dans une histoire où elle n'aurait jamais dû se trouver.
    « Ah, aussi, où est-ce que vous m'avez emmené ? Putain* ! »

*En français dans le texte