Eden est malade. Vraiment, quelque chose ne fonctionne pas bien chez lui. Il est malade mais il ne veut pas le reconnaître, et autour de lui, on ne s’en rend pas compte (ou alors on fait semblant, on ne préfère pas en parler, c’est moins risqué.)
Eden est malade depuis qu’il est enfant, dans sa tête, mais personne n’a voulu l’aider, et personne ne l’a soigné. Alors Eden est resté malade, et cela a empiré.
Au point qu’aujourd’hui, Eden n’est plus malade, plus vraiment, parce que sa maladie fait complètement partie de sa personnalité.

Eden n’est pas gentil. Mais il n’est pas méchant non plus. Ses mots sont doux, ses murmures presque suaves. Il rassure, il chuchote, il complimente et il sourit, il vous met en confiance, alors que son aura est glaciale. Eden vous caresse avec ses lèvres aussi bien pour vous faire frémir de plaisir que d’horreur - et pas que métaphoriquement. Eden ne cherche pas la compagnie des autres, mais on se sent irrémédiablement attiré par la sienne. Eden attise la curiosité. Eden est sensible, même si ses yeux sont secs, et que ses doigts ne tremblent jamais. Eden a un rire doux, un peu aigu, et pourtant sec, un rire qui glace mais qui fait plaisir, car Eden laisse transparaître ses émotions sur son visages, et elles sont toutes très agréables à lire. Ses yeux sont chauds, aussi chaud que sa poigne lorsqu’il vous attrape, lorsqu’il souhaite obtenir quelque chose, lorsqu’il décide et qu’il ne vous laisse plus le choix.

Eden est strict, il aime le contrôle, la propreté, les choses bien faites et les angles à quatre-vingt dix degrés. Il ne joue pas, il ne boit pas, il fume, parfois, mais c’est la drogue qu’il préfère, parce qu’il trouve la nicotine trop amer. Eden aime planer et rêver, au fond, c’est un grand enfant, il aimerait dormir et ne jamais se réveiller, il aimerait redevenir un gamin insouciant et spontané, celui qu’il n’a jamais été. Parfois Eden regrette cet enfant, celui qu’il le connaît pas, car Eden regrette beaucoup de choses, et il se dit qu’il aimerait changer le passé, devenir un autre, se transformer - puis il se réveille, hausse les épaules et accepte la fatalité. Eden est volage et versatile, Eden ne pense pas, il fait, mais Eden planifie (tout, parfaitement, sans erreur) parce qu’il aime le faire plus parce que cela est nécessaire.

Mais Eden aime aussi qu’on lui résiste, qu’on le force, qu’on lui refuse les choses et qu’il doive les arracher de ses propres mains. Il aime voir les sensations sur le visage des autres, leur douleur, son plaisir, leur peur, son envie, leur haine, son excitation. Il aime voir la couleur rouge du sang et goûter à la terreur qui l’épice, il mange goulument la douleur des autres, et il se repaît de sa propre souffrance ensuite.

Eden aime donner et recevoir, il apprécie les échanges, la complicité, les instants partagés presque volés qui ne peuvent être donnés qu’à une seule personne à la fois. Eden est obsessif lorsqu’il veut quelque chose, Eden peut aller loin, très loin, trop loin sans doute mais ses limites semblent avoir été réduites à néant il y a longtemps déjà. Eden est discret, il dit les choses à moitié, il ne se fait remarquer que par ceux qui veulent bien le voir, et il apprécie l’attention lorsqu’elle est posée sur lui. Eden est à l’aise, Eden fait bonne figure.

Vraiment, Eden semble parfait.
Vraiment, Eden n’a rien d’effrayant.

Pourtant Eden est malade, et même s’il s’est convaincu qu’il va mieux, même s’il fait semblant d’être celui qu’il n’est pas, Eden ne sera jamais tout à fait aussi humain que vous et moi.

Pile ou face ?
Face.

Quel est votre signe astrologique ?
Capricorne.

Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
Inintéressant.

Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
Non.

Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?
Oui.

Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
Non.

Petit TW pour abus psychologique et physique. C'est pas explicite mais ça peut déranger certains, désolée !

Eden se souvient bien de son enfance.
(Et il est peut-être là, le problème, au fond.)

Eden se souvient bien de son enfance : de détails et d’informations subtiles, de trivialités et d’éléments essentiels ; il n’a jamais vraiment fait le tri, cela se mélange constamment dans sa mémoire, et ça tourne et tourne et parfois il aimerait que cela s’arrête, et peut-être même pouvoir tout oublier.

Eden se souvient de son enfance. Il y a Hong Kong d’abord, et ses quartiers un peu particuliers, ses gratte-ciels en construction, ses lumières colorées. Beaucoup de monde qui regarde en l’air et peu de gens qui s’arrêtent vraiment pour observer. A l’époque, Eden est encore appelé Tai Wei par sa famille, celle avec qui il vit, ses grand-parents, son oncle, sa tante, ses cousins, ses parents, et son grand-frère.
Eden a beaucoup de souvenirs de son grand-frère.
Ce sont de bons souvenirs, pour la plupart, ceux où ils jouent ensemble sur le premier ordinateur de la maisonnée, ceux où ils marchent ensemble sous la pluie pour rejoindre l’école, ceux où ils s’endorment ensemble, l’un dans les bras de l’autre, dans son petit lit trop étroit pour deux ; ceux où ils prennent un bain et rient, et s’amusent, et se battent pour rigoler, se chatouillent et s'essoufflent et gaspillent de l’eau parfumée.
(L’odeur des bains parfumés est l’odeur préférée d’Eden à l’époque.)
Il y a d’autres souvenirs aussi, un peu plus sombres, que Eden n’apprécie pas vraiment. Il tâche de ne pas oublier cela dit, parce qu’il a l’impression qu’il se doit de se souvenir, de se rappeler d’où il vient, de ce qu’il a fait, de ce qu’il est.
Alors Eden se souvient aussi très bien des regards désapprobateurs de sa mère, et de la manière dont elle finissait toujours par se cacher le visage pour ne pas voir. “Ce n’est pas normal,” disait-elle en toisant ses deux enfants, “Occupe-toi d’eux, toi,” avait-elle fini par demander à l’oncle d’Eden, en désignant Eden et son grand-frère comme s’ils étaient dangereux, comme s’ils lui faisaient peur - alors qu’ils ne faisaient que s’aimer.
Eden se souvient qu’il s’était demandé : qu’est-ce que ça veut dire, s’occuper ? Il n’avait pas dix ans, et il aimait son frère, il l’aimait extrêmement fort, passionnément, il ne voulait jamais être séparé de lui, et son frère aussi. Ils étaient comme des âmes soeurs, et ce qu’ils échangeaient ne regardait qu’eux, pas leurs parents, ni leur oncle et ses mots étranges qui se voulaient pourtant rassurant.
“Tai Wei, viens avec moi, tu seras mieux, tu seras bien, fais moi confiance, viens avec moi,” et Eden est jeune et insouciant et stupide et il ne voit pas le regard peiné de son frère, ni les mains de son oncle qui se referment sur ses poignets à lui. C’était comme lui mettre un bandeau sur les yeux, c’était comme pour le protéger - quand, vraiment, on ne faisait que le blesser.
Les souvenirs sont des sons et des sensations plus que des images, cela dit, Eden n’essaye pas d’avoir plus de détails que cela, il n’en a pas besoin pour comprendre ce qu’il s’est vraiment passé, depuis qu’il s’est souvenu de toutes les fois où cela est arrivé.
Son oncle l’appelait Tai Wei mais ce nom ne sonnait bien que lorsqu’il passait les lèvres de son frère. Ces lèvres qui lui manquent, parfois, à Eden. Rouges, et pleines, et lorsqu’elles sont étirées en un sourire - il ne les a pas vues depuis si longtemps.
Les souvenirs les plus poignants de cette enfance à Hong Kong sont ceux de la douleur, et des paroles de son oncle qui lui chuchotait qu’il devait apprécier, et des yeux de son frère qui pleurait, en lui répétant que tout irait bien, et qu’ils seraient toujours ensemble, et qu’ils se retrouveraient.
(Et puis, le sang avait des reflets si doux lorsqu’il tâchait sa peau, il avait même fini par le faire couler lorsqu’il était seul, pour oublier, pour ne pas penser, pour essayer d’ignorer le reste qui, autour de lui, ne faisait que s’écrouler un peu plus chaque jour.)
Eden a vu les marques rouges sur son corps et les larmes de son frère et il se souvient parfaitement de son enfance, même si, vraiment, il aurait préféré oublier, oublier toute cette douleur, toute cette violence, oublier jusqu’à la douceur des chuchotements de son frère lorsqu’ils restaient éveillés trop tard pour regarder les étoiles.
Eden n’était qu’un enfant, mais les enfants grandissent vite.

Et soudain il y a Seattle.
“Tai Wei” disparaît sous une couche de papiers officiels, d’étapes bureaucratiques et d’administration en anglais ; Tai Wei disparaît en même temps que son frère et que son oncle, après des cris, des larmes, des “comment as-tu pu faire une chose pareille ?” et un voyage en avion beaucoup trop long. Eden se souvient qu’il a beaucoup pleuré. Il est seul avec son père lorsqu’il emménage dans un petit appartement un peu lugubre dans la banlieue austère de la ville, un appartement qu’Eden va désormais devoir appeler “maison” et, vraiment, c’est si bizarre comme nouvelle résolution.
On lui a dit d’oublier, mais Eden n’a pas vraiment réussi. Il continue à saigner, et ses yeux de couler, et son coeur de se fissurer.
Dans sa tête, aussi, cela semble flancher.
Son frère lui manque, son oncle le hante, il cherche sa mère derrière les portes et ses cousins dans le jardin, mais les fleurs sont sèches et l’allée de l’entrée couverte de mauvaise herbe. Eden se sent seul.
A l’école, il peine à rattraper son retard, il ne comprend pas bien ce qu’on lui dit et il est isolé, “weirdo” qu’ils disent. Eden ne se reconnaît pas quand on l’appelle, “c’est pour mieux t’intégrer, c’est plus simple à prononcer”, mais Eden lui même ne sait pas comment écrire ces quatre lettres apparemment si facile à utiliser pour tous les autres autour de lui. E, d, e, n, est-ce que cela veut dire quelque chose ? “Il y avait un jardin,” lui dit la professeure, “un jardin merveilleux, un jardin des plaisirs,” et Eden déteste ce nom, réclame son frère, fuit le souvenir de cet oncle qui s’est approprié son corps et sa personnalité pour son propre plaisir à lui aussi. Eden prend Tai Wei et l’enferme dans une boîte pour le protéger de ce jardin de malheur et de cette existence de souffrance.

Eden veut retourner à Hong Kong, veut retrouver son frère, et sa mère, même si elle ne veut plus le voir, même s’il la dégoûte - mais ce n’est pas lui qui décide, alors il saigne en silence et attend qu’on l’interpelle, “Salut, Eden, c’est ça ? T’es mignon, ça te dirait de sortir avec moi ?”
C’est une jolie fille aux cheveux blonds, Eden a seize ans et il n’est pas sûr d’avoir bien compris la question, mais elle sourit et lui prend la main, alors Eden la suit sans protester. Elle sent la vanille et le thé.
Quand elle lui demande s’il l’a déjà fait, elle a des yeux brillants, et Eden se demande si elle sait.
Mais non.
Personne ne sait.
Personne ne doit savoir - Tai Wei n’existe plus, et Eden n’est jamais allé en Chine. Eden n’a pas de frère, ni d’oncle, ni de mère, ni rien d’autre qu’un prénom, un appartement et son père.
Alors Eden répond que non et, vraiment, c’est une étrange sensation.

La première fois qu’il l’a mordue, c’est elle qui l'a voulu. “C’est pour tester,” avait-elle dit, “il paraît que ça donne des sensations en plus, je sais plus où j’ai lu ça…” “T’as trop regardé de films !” “Et alors ? Ca coûte rien d’essayer !”
Eden avait simplement froncé les sourcils. Il avait commencé à se décolorer les cheveux à cette époque là, aussi, pour changer, pour se voir autrement, différent, plus blanc (plus pur, plus vrai, moins étranger à son propre reflet.)
Elle l’avait guidé le long de son corps, il avait glissé ses lèvres sur ses joues, puis dans son cou, au creux de sa nuque, elle avait attrapé ses mèches blanches, et puis, “mords-moi.”
Eden n’avait pas imaginé qu’un tel ordre lui ferait autant d’effet.
Il n’avait pas imaginé apprécier à ce point.
Elle n’avait pas compris pourquoi cela saignait autant.
Ils se séparèrent le mois suivant.

Et puis il y a Las Vegas.
Eden a quitté Seattle le jour ou on a retrouvé le corps d’une jeune femme chez elle, dans son lit, sur ses draps couverts de sang, la gorge ouverte et les habits défaits, deux doigts manquant et la poitrine lacérée, le ventre tailladé et les paupières lourdement fermées.
L’autopsie a ensuite constaté la disparition pure et simple de son coeur et de son foi.
“Nous avons affaire à un dangereux sociopathe,” explique l’inspecteur en charge du dossier, “l’enquête est en cours, pour l’instant nous ne pouvons pas vous en dire plus.”
“Monsieur ! Est-ce vrai que l’agresseur l’a mangée ?”
“Je ne peux pas répondre à vos questions.”
Eden sait qu’il n’a jamais apprécié qu’on lui résiste. Au lycée, déjà, il était têtu, il voulait toujours réussir comme il fallait, même sans être le meilleur élève, il avait de la volonté, on le félicitait. Quand il a décidé de se former chez un chef, il n’a pas lâché l’affaire avant que l’homme ne l’accepte dans sa cuisine, tenace, déterminé, patient et motivé - de superbes qualités.
Eden se souvient que la jeune femme l’avait aussi complimenté, au début, elle avait même apprécié ses initiatives. Quand il l’avait sentie se tendre et qu’elle semblait plus incertaine, il avait su la rassurer, lui murmurer quelques paroles (les mêmes que son oncle lui avait chuchoté, à l’époque, ha, il avait eu un bon exemple). Elle n’avait même pas trop crié quand il lui avait presque arraché la carotide et que le sang avait giclé sur leurs vêtements.
(Eden appréciait toujours autant la sensation du sang chaud sur sa peau.)

Las Vegas bouge beaucoup, et Eden observe bien tout ce qui lui plaît. Il a trouvé un poste dans un restaurant huppé, il est assistant cuisinier. Il présente bien, ses mèches noires apparaissent doucement sous sa décolaration, et ses sourires sont toujours aussi rassurant.
Il ne repense pas souvent à son passé, et s’il le fait, chaque détail de ces années ne lui donne qu’envie d’oublier - même s’il n’y arrive pas. Il a appris à vivre avec.
Il a appris à se retenir, aussi, devant les autres, pour ne pas les effrayer.
Mais quelques fois, les mots s’échappent, ses dents dérapent, et il se couvre de sang avec plaisir - et ça, même l’univers semble incapable de le prévenir.