C’est une belle journée. Ou plutôt, une journée à rester à l'intérieur, mais Victoire est dehors. Bien habillée avec son éternelle chemise brodée et ses souliers cirés troqués pour un modèle en caoutchouc, elle profite de la pluie, fraîche et fine comme si des perles de cristal tombaient du ciel. Alors que tout le monde tire la gueule, elle danse ; elle n'a jamais aimé suivre les modèles, surtout si c'est pour être de mauvaise humeur. Elle aime s'amuser des petites choses et des situations cocasses, même dans les moments les plus inopportuns. Les entourloupes de l'Univers, elle les laisse glisser comme les gouttes sur son imper transparent et alors qu'elle éclabousse les gens et reçoit quelques insultes, elle s'incline princièrement et continue son chemin sans un autre regard en arrière.
Arrivée au casino, elle étire ses doigts et prépare son plus mystérieux sourire pour donner les cartes. Elle est populaire pour son coup de main souple et ses manières délicates, un inconnu croirait voir deux personnes différentes tant elle semble composée et assidue, à flirter avec les jolies dames. On dit que même si on perd à la table de Victoire, on a pas perdu sa soirée et c'est un compliment qu'elle ne manque jamais de rappeler alors qu'elle attire les clients à sa table de black jack. Divertir les riches et les véreux n'est pas cependant son seul talent, et pas vraiment la carrière dont elle rêvait même si elle s'en satisfait. Ce qu'elle aime par dessus tout c'est laisser courir sa voix un peu rauque et s'abandonner à la musique ; chaque mélodie lui laisse un arrière goût de paradis et elle s'enivre de ce doux vin de bohème, sans jamais s’en lasser.
Ses mains sont son art, sa voix est son rêve, ses amis sa famille, mais sur ce dernier point seulement elle semble dubitative. Victoire a trop longtemps vécu à l'écart et elle garde des séquelles de cette solitude volontaire. Trop habituée à voguer en solo, elle ne pense pas que ses mots peuvent blesser, que ses gestes sont maladroits et que son affection paraît frêle. Elle aime tendrement pourtant, mais ne peut l'exprimer que par des actions insensées et dramatiques. Elle a ces manières exagérées qui la rendent attachante autant qu’insupportable, cette dualité d'enfant perdu au pays imaginaire.
Pile ou face ?
Pile ?
Quel est votre signe astrologique ?
Vierge.
Plutôt Parti Républicain ou Démocrate ?
Marxiste.
Pensez- vous que le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito ?
Why not
Croyez-vous aux soucoupes volantes, aux projections astrales, à la télépathie, aux pouvoirs parapsychiques, à la voyance, à la chasse aux fantômes, à la télékinésie, à la transe médiumnique, au monstre du Loch Ness et à la théorie de l'Atlantide ?Un peu pour tout vous dire...
Ah et j'oubliais : la réincarnation, ça vous parle ? Êtes-vous persuadé(e) d'avoir été un philosophe barbu et barbant dans une vie antérieure ?
Il n'y a pas d'autre temps que le présent.
Un nuage de fumée s'échappe d'entre ses lèvres et elle voit le cosmos entier s'y dessiner. Dans un parc désert elle fume en compagnie des autres gamins à problèmes, ceux qui n'aiment pas se cantonner aux normes et ignorent les interdits. C'est plutôt comme ça qu'elle veut vivre sa vie : attachée à rien, toujours sur le départ, elle s'imagine sauter dans un train à la destination inconnue et de disparaître dans les vapeurs d'une grande ville où tout semble possible. Elle ne manquerait à personne de toute façon, au collège elle n’a pas d’amis, dans son quartier non plus, même pas un chien errant qu’elle pourrait apprivoiser tel le petit prince et son renard. Elle n'a rien qui lui soit indispensable.
Avec la balançoire grinçante donnant le rythme, elle murmure un air des Tokio Motel, regardant les feuilles danser dans les arbres. Les autres commencent à taper du pied pour l'accompagner et elle chante plus fort, pour oublier le goût de la cigarette, laisser l'air rentrer dans ses poumons, son allemand est un peu bateau, mais ce n'est pas important, elle a la pluie de la mousson sur le bout de la langue. Chaque fois qu'elle chante, elle goûte un petit quelques choses de différent, toutes les mélodies n'ont pas les mêmes saveurs, elle aime les découvrir et partir ailleurs, les paupières closes.
La nuit tombe, poudrée d'étoiles, et le petit groupe se sépare sans un au revoir. Ils ne se disent jamais des mots aussi incertains et quelque part ils préféreraient ne jamais se revoir, même si demain ils seront tous au rendez-vous. Ils vivent pour l'infime chance de se perdre au croisement d'un lampadaire, prenant tous les détours pour rentrer à la maison, un rituel insensé, doux-amère.
Quand elle passe sa porte, elle trouve sa mère en pleure au milieu du salon. Son cœur reste hermétique à ses larmes. Elle ne peut que le prendre dans une étreinte maladroite en lui chantant que tout va bien, qu'elle sera heureuse quoi qu'il advienne, en la rassurant qu'elle n'a pas à comprendre, juste accepter. La vie sur terre serait bien plus simple si l'on n'essayait pas de tout appréhender, si l'on admettait qu'une part de mystère ne peut jamais être levée sans briser le fragile équilibre de chaque chose ; on veut cependant toujours tout contrôler et ouvrir des portes délibérément fermées. Elle préfère laisser sa place au hasard et oublier ses clés. Depuis son fauteuil, son père les observe en silence, son regard est aussi vide que leur relation, vide de sens, vide d'amour.
- A partir de ce jour, je serai Victoire, car j'ai gagné contre tous ceux qui pensaient pouvoir me subjuguer.
- (Et on a vaincu les démons de l'administration !)
- Cela marque le départ d'une épopée où je ne puis connaître la défaite et où aucun défi n'est trop grand, aucune montagne trop haute, pour être surmonté.
- (On va casser des c-) !
La grande ville bouillonne de vie et au milieu il y a Victoire, sans un sous, ayant fraîchement abandonné son école de commerce dont elle n’a retenu que deux choses : “le capitalisme ça pue” et des tours de cartes à force de jouer à la crapette et à la bataille corse lors des soirées étudiantes qu'elle a plus fréquentée que les salles de classe. Elle n’a aucun grand plan de vie ayant réalisé il y a quelques années déjà que se projeter dans le futur ce n’était pas vraiment son point fort. Elle jongle maintenant entre les petits boulots pour subsister, c'est finalement peut-être ce dont elle a toujours rêvé. Chanter dans la rue pour de maigres pourboires et tenir la boutique d’un buraliste suspicieux ne sont cependant pas ce qui lui permet de payer le loyer de son studio en centre ville. Son secret ? Trois fois par semaine, elle amuse une galerie de mafieux de seconde zone en animant leurs parties de jeux de hasard de ses doigts de fée ; pas très légal, mais grassement payé et elle se dit que c’est une clique qu’il vaut mieux compter dans ses amis.
Ce soir justement elle doit les retrouver pour une soirée un peu spéciale. Leur boss vient en visite (pas de courtoisie) dans leur bar miteux au bord du canal. Pour l’occasion ils lui ont demandé de se mettre sur son trente-et-un et sont eux-mêmes en train de s’affairer pour préparer les lieux. On a déroulé un tapis et accroché aux murs des estampes qui sont généralement préservées à l’abri de l’humidité. Victoire fait un peu tâche au milieu de ce paysage japonisant dans son par-dessus blanc et un membre (Torayama il lui semble) se déshabille pour lui donner sa chemise imprimée, qu’elle n’enfile pas sans rechigner, doutant du style que ça lui donne. Pour peaufiner son look on lui donne aussi une paire de lunettes de soleil ronde. Elle n'y voit rien, mais c’est peut-être pour le mieux. Et puis, elle se plaint, mais il faut avouer qu’ils ont bien nettoyé et ont même allumé des bougies parfumées et elle se surprend à se dire qu’elle les aime bien au fond, ses véreux vauriens.
Le boss est vraiment accueilli avec des lauriers à grand coup de “kashira kashira”, on lui offre sa boisson favorite sans même avoir à lui demander, elle sent bien que c’est une personne à ne pas vexer. Alors elle prépare ses plus belles manières et le salut avec une véhémence toute nouvelle avant de faire glisser les cartes entre ses doigts pour l’impressionner. Il semble satisfait et invite les autres à s’asseoir avec lui, c’est bon signe, l’atmosphère se détend. Elle est pleine d'une fierté mal placée de ses poulains qui plument le patron (de toute façon tout ce qui est à eux est à lui, c’est pire que le mariage leur affaire) et les vapeurs d’alcool l’enivre un peu, alors qu’elle ne boit rien. Puis on la congédie pour parler de choses sérieuses et elle regrette presque de ne pas faire partie de la bande, même si la hiérarchie ce n’est franchement pas son truc.
Le samedi pour son rendez-vous hebdomadaire, quelle n’est pas sa surprise de trouver l’établissement fermé et couvert de banderoles de police. Par une des fenêtres elle voit des traces de sang. Elle en conclut qu’elle est virée.
- Pfft Victoire, toujours le mot qu’il faut…
- C’est votre beauté qui m’inspire mademoiselle, les néons les plus flamboyants ne rivalisent pas avec vos yeux.
- C’est MADAME.
- Oh voyons chéri, laisse-la dire, tu ne me fais jamais de tel compliments toi.
- Monsieur, une âme aussi tendre, il faut en prendre soin. Elle est plus précieuse que tous les diamants que vous pourriez mettre à ses doigts.
Fraîchement débarquée de son Canada natal, avec un premier job à temps plein, elle parcourt les rues du Fabulous Las Vegas qui est tout qu’elle adore et pire encore. A chaque coin de rue, elle se sent oppressée même dans les quartier calmes, ses yeux ne se font pas à la lumière nocturne, elle tourne en rond comme un tigre en cage à la recherche d’un coin de tranquillité. Il lui semble être partout et nulle part à la fois, elle ne s’habitue pas à la démesure qu’elle n’a pourtant cessé de fantasmer dans sa jeunesse (elle est maintenant si vieille n’est-ce pas) et la ville lui fait tourner la tête comme jamais ; le dépaysement est total.
C’est dans ses recherches effrénées qu’elle finit par tomber sur eux. Un petit duo qui se produit dans la rue devant une petite foule éparse. Et il semble que le monde s’est tut juste pour les écouter, que le temps à ralentit et que la ville a rétrécit juste pour les accueillir dans un cocon à l’ombre des panneaux d’affichage multicolores. Leurs mélodies sont si douces, elles ont un arrière goût de nuage et de menthe à l’eau. Ça la démange tant de les rejoindre, d’en faire un diabolo, que bientôt elle ne tient plus ; des paroles qu’elle avait dans la tête prennent forme au dessus du violon de la demoiselle et d’un pas assuré, elle va vers eux.
Ça aurait pu très mal se passer, mais ce sont là deux anges qu’elle a rencontré. Leur musique touche son cœur, leur sourire fait naître le sien et ils lui inspirent milles épopées à travers le monde depuis leur base secrète, rien qu’à tous les trois. Victoire ferait tout pour Zeke et Erin, et en retour elle veut simplement les voir briller plus forts que toutes les étoiles du ciel.
Malheureusement les belles rencontres arrivent rarement seules et un soir qu’elle chante avec eux sur une petite place, elle croise le regard d’une “vieille connaissance”. En rétrospective elle s’amuse de cette pensée. Elle se vantera à qui voudra l’entendre avoir déjà vécu cent vies pleines de danger loin de la ville de tous les vices. Rien n’aurait pu cependant la préparer au sale coup de Torayama, qui leur promet de les aider à percer dans l’industrie contre une modique somme qu’il investit auprès de plus véreux vauriens que lui avant de s’évaporer dans le désert, les laissant criblés de dettes. Et elle s’en veut d’avoir entraîné ses protégés dans ses vieilles magouilles et pense même disparaître de leurs vies, mais elle ne saurait vivre avec la culpabilité de les avoir abandonnés. A l’instar du renard, c'est elle qui a été apprivoisée.
- Tout le monde se souvient du plan ?
- Gravé dans ma mémoire.
- Personne ne tombe tout seul, en cas de pépins on se trouve dans le sous-sol d’Helios.
- Ca va être le casse du siècle.
- N’en espérons pas autant.
